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absolu

Voici un de ces concepts que forgent l'imagination et la logique humaines à chaque fois que l'homme est confronté à ce qui le dépasse et qu'il aspire à se délivrer par lui-même des contingences terrestres. Tel le célèbre Baron de Münchhausen, se hissant lui-même - ainsi que son cheval !- hors des sables mouvants, par la seule traction exercée sur ses cheveux, le philosophe est capable d'entraîner au plus haut des cieux l'ensemble de l'humanité, et pour tout dire, l'ensemble de la réalité, tout enharnaché de son appareillage conceptuel...

Le latin ​absolvere ​présente déjà le double sens d'accomplir ( mener à bon terme, achever, parfaire, terminer...) et d'acquitter ( délier d'un engagement, dégager de, détacher de, mais aussi déclarer non coupable,). La même racine donnera absoudre, qui est justement un acquittement moral absolu. Est absolu ce qui n'a besoin d'aucune condition et d'aucune relation pour être. L'absolu contient en lui-même sa raison d'être, il s'oppose à toute relativité. Là où le relatif comporte des limites, des restrictions, et dépend toujours d'autre chose, l'absolu est en lui-même son principe, son mouvement et sa fin, telle la substance d'Aristote, l'absolue nécessité de Nicolas de Cues, ou l'absolu métaphysique de Bradley. Cependant dire "l'être est" ou dire "l'absolu est l'absolu", en se passant de toute détermination, ne nous aide guère à dépasser "le sentiment du tout". c'est pourquoi la progression et le déploiement de l'absolu dans le temps (puisqu'il y a du temps) empruntera les marches d'une ascension qualitative, d'une élévation de l'esprit au-dessus des simples contingences du monde...

Où l'on comprend déjà que la marche vers l'absolu ( le monde platonicien, le moi Fichtéen, l'histoire et le savoir selon Hegel) ne se fait qu'en s'acquittant des contingences pourtant bien réelles de l'existence. Toute philosophie de l'Absolu cherche à nous absoudre, à nous laver de notre finitude  afin de nous accomplir dans une nécessité supra-sensible.   

En tant qu'adjectif, l'absolu dit bien l'aliénation du sujet qu'il qualifie: c'est là sa seule contrainte, mais elle est de taille, et elle veut tout dire... Ce qui est qualifié d'absolu ne saurait se défaire de l'emprise du trou noir massif sur lequel il est venu s'agglutiner. L'absolu qualifie son sujet d'une plénitude suffisante, d'une totalité sans limite, d'un pouvoir et d'une puissance confinant à la tyrannie. L'absolu est sans conditions: face à lui, toute réalité abdique. L'émiettement et la parcellisation du réel présentent leur reddition et sont subsumés dans l'obsession absolvante/dissolvante. Un amour absolu est une adoration déréalisante. Une monarchie absolue ne saurait concéder le moindre pouvoir, pas même au religieux. Quant au savoir absolu, il constitue le nec plus ultra de la mégalomanie philosophique, qui n'est qu'une excroissance de l'obsession totalitaire. Tout savoir, tout connaître, tout expliquer. Le mythe primitif poursuivait déjà ce but totalisant... Volupté de l'illusion mégalomane: l'homme se délecte de sentiments excessifs et aspire à la pensée du tout. L'appel du vide est-il si répulsif?

En tant que substantif, l'absolu dépasse l'entendement, chez Kant, comme chez le commun des mortels. L'absolu, qui n'est pas un absolu parmi d'autres, mais celui de la taille du tout, ne s'incline ni devant l'infini, ni devant l'éternité. Il semble prendre Dieu lui-même sous sa protection. Car si Dieu compose bien avec quelques contingences ( il lui faut ça et là son principe opposé), l'absolu ne compose pas, il est la nécessité et le principe de toutes les déterminations, il accueille en son sein toutes les oppositions, comme dans la métaphysique de Bradley: le mal n'est pas un défaut du système divin, ou encore le prix à payer pour la liberté de l'homme après sa chute, non, le mal est une possibilité et un fruit de la nécessité absolue.

L'absolu légitime tout, il sacralise ce qui est, il récupère et absorbe les saletés du réel. La question avait pourtant déjà été posée à Platon à propos de son monde des idées éternelles: " y a-t-il une idée en soi de la crasse?", lui demandait un jour un sophiste fort à propos. Excellente question, posée bien avant la critique des concepts kantiens et hégéliens menée par les philosophes de l'école de Francfort: si la réalité n'est qu'un pâle reflet d'un absolu éternel, si l'histoire n'est autre que la marche du concept, (l'auto-engendrement de l'absolu) alors le déchet, le meurtre ou la guerre ne sont que des moments de la détermination et de l'effectuation de l'absolu comme tout nécessaire.

Sur le seul plan moral, les conflits du XXème siècle ont mis un terme à l'optimisme béat de l'idéalisme allemand. L'absolu y voit-il clair dans ce qu'il fait? Rien n'est moins sûr, et un Adorno a suffisamment montré dans sa dialectique négative, comment la faillite du politique est d'abord une faillite de la pensée de l'absolu. L'impératif catégorique kantien ne nous garantit contre rien: le bureaucrate nazi accomplit son devoir. Le savoir absolu hégélien prétend assimiler la pensée au réel: il est pourtant évident que c'est la non-identité radicale de l'être et de la pensée qui sauvegarde la possibilité d'une re-naissance et d'un re-commencement. Comment continuer à vivre et à penser après Auschwitz? En redécouvrant la non-identité de toute chose et de toute pensée, en préservant l'impensé de l'homme et du monde. Penser ne veut pas seulement dire connaître et maîtriser; penser, c'est préserver l'inconnaissable en se souvenant de lui. L'Absolu est une quête illusoire et une mise entre parenthèses dangereuse de la réalité humaine.

La soif d'absolu est une réaction physiologique à la sècheresse du vivre en commun parmi les hommes. L'être humain ne peut donner à cet assoiffé que ce qu'il est. Lui demander davantage, c'est être prêt à le sacrifier.

 

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​" Toutes nos connaissances ne sont toujours que celles de nos manières d'être et des lois qui les régissent, qu'elles sont toujours relatives à nos moyens de sentir, qu'elles ne sauraient jamais être absolues et indépendantes de ces moyens, et que tous ceux qui se proposent de pénétrer la nature intime, l'essence même, des êtres, abstraction faite de ce qu'ils nous paraissent, veulent une chose tout-à-fait impossible et absolument étrangère à notre existence et à notre nature, puisque nous ne pouvons pas même savoir, si les êtres ont une seule qualité autre que celles qui nous apparaissent." A.-L.-C. Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie, Logique, 1805, p. 195.

 

"L'esprit humain est organisé pour percevoir, dans l'espace et dans la durée, des rapports qui existent effectivement hors de lui et indépendamment de lui. Il pénètre ainsi dans la réalité, mais dans une realité relative, phénoménale, dont la connaissance suffit aux besoins et au rôle de l'homme dans le monde. Lorsqu'il est tenté de l'outrepasser et d'ériger cette réalité relative en réalité absolue, il cède sans doute à un penchant de sa nature, mais ce penchant le trompe, et la raison l'en avertit, en lui montrant des abîmes sans fond et des contradictions sans issue." A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances,1851, p. 227.

 

"Kant s'était proposé de démontrer l'impossibilité de passer légitimement de la description des lois et des formes de l'entendement à des affirmations sur la manière d'être des choses en elles-mêmes; il avait surtout réussi à prouver catégoriquement que l'absolu nous échappe; et après lui, tous les efforts des métaphysiciens ont eu pour but ce qu'ils appellent le passage du subjectif à l'objectif, et la compréhension de l'absolu. On s'est épuisé en analyses toujours subtiles, souvent obscures, quelquefois profondes, pour tirer le non-moi du moi, pour identifier l'intelligence et la nature, pour créer le monde par la force de la logique et par la vertu des idées." A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances,1851, p. 594.

 

"L'histoire de la philosophie est là cependant, qui nous montre l'éternel conflit des systèmes, l'impossibilité de faire entrer définitivement le réel dans ces vêtements de confection que sont nos concepts tout faits, la nécessité de travailler sur mesure. Plutôt que d'en venir à cette extrémité, notre raison aime mieux annoncer une fois pour toutes, avec une orgueilleuse modestie, qu'elle ne connaîtra que du relatif et que l'absolu n'est pas de son ressort."  H. Bergson, L'Évolution créatrice,introd., 1907p. 48

 

Tag(s) : #Philosophie
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