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abstraction

Le pouvoir d'abstraction de l'entendement humain permet la représentation, l'art, le langage, l'écriture, la pensée, la connaissance. L'abstraction est le langage de l'homme, la forme et le mouvement de sa pensée.

La pensée s'élabore dans l'abstrait, elle se meut et ne progresse que parmi des abstractions. Ce qui fait l'homme et le rend capable d'abstraire, c'est le mot, c'est le signe, c'est le symbole, c'est la représentation. Abstraire, c'est déterminer, sous la forme d'une représentation ou d'un langage. Abstraire, c'est donner sa juste place logique et sémantique aux choses et aux êtres. Mais pour mettre en ordre le monde, et afin que ce classement des significations ne soit ni figé ni limitatif, il faut aussi que l'abstraction soit déjà et d'emblée une conception des choses et de leur ordonnancement dans le monde. L'abstraction devient ainsi créatrice d'ordre, ce qui la fait parfois passer, à tort, pour l'opposée d'une pensée vivante, alors même que la vie de l'esprit est toute entière imagination et conception à partir de, et à travers, ses abstracta.

Le petit d'homme sort progressivement de la confusion des sensations et apprend à percevoir. Toute perception est détermination, signe et sens. Toute perception est une abstraction. Aussi l'identification du particulier contient-il déjà la perception généralisée du A=A de Fichte, dans lequel s'inscrit l'universalité de toute expérience humaine. Ce que je perçois une fois, c'est comme si je le percevais une infinité de fois, et ce qu'un homme perçoit une seule fois, c'est comme si tout homme le percevait. Toute expérience humaine est personnelle en tant que vécue, mais universelle dans sa représentation.     

Depuis Aristote, et pendant plus de vingt siècles, la métaphysique a considéré l'abstraction comme un moment de séparation, un moment de soustraction, d'isolement et de détermination des propriétés (aphairesis). Un exemple célèbre chez Aristote est celui du nez camus: " Ce qui se dit en abstraction se pense comme le camus: si l'on prend le nez camus en tant que tel, il n'y a aucune séparation; mais si l'on pense en acte la concavité, alors on la pense séparément, sans la chair en laquelle elle se trouve. ainsi les objets mathématiques, bien qu'ils n'aient pas d'existence séparée, sont pensés comme séparés, quand on les pense en tant que tels." (De l'âme, 431 b). Dans la logique d'Aristote, l'abstraction se préoccupe des propriétés des objets, et non de leurs relations, et il faudra attendre l'idéalisme allemand du XIXème siècle ( Kant, Fichte, et surtout Hegel) pour que la relation entre les objets ou entre les propriétés puisse acquérir un statut autonome dans la logique et la métaphysique. Même encore chez Leibniz, le penseur de la monade, la relation provient de l'intériorité de chaque objet et le monde leibnizien des monades ne se retrouve en cohérence et "relié" que par la grâce d'une harmonie préétablie.... Ainsi, tant que l'abstraction ne concerna que des propriétés, la scolastique, puis la philosophie classique, ne surent penser que des universaux de ressemblance ou de "prédicats communs", c'est à dire le fait pour des objets de partager des propriétés internes communes. Même la tentative d'Arnaud et Nicole de 1662, dans la Logique de Port-Royal, de distinguer la compréhension et l'extension des attributs, ne permit guère de sortir d'un statut de la relation comme "qualité seconde" émergeant des substances premières... (La compréhension marque les attributs contenus dans une idée, tandis que l'extension concerne les sujets qui contiennent cette idée: une poupée russe à deux étages, et rien de plus).

Kant comprit le premier que l'abstraction pouvait être une synthèse, dépendante des catégories de l'entendement (dont celle de la modalité). Mais ses catégories demeuraient artificiellement séparées et figées, incapables de rendre compte de la complexité du réel ou de la diversité humaine. Ce fut l'immense mérite de Hegel, de décrire la vie de l'esprit comme le mouvement dialectique de ses abstractions (ou déterminations).

Platon, non sans humour, avait pourtant mis en garde sa descendance philosophique contre les dangers  des "prédications" trop simplistes (Euthydème) et il avait également démontré la nécessaire prise en compte de la catégorie de la relation, là où les prédicats individuels sont manifestement pris en défaut pour rendre compte d'une multiplicité. (Hippias majeur). En effet, dans Euthydème (298 d), Dyonisodore amène Ctésippe à reconnaître qu'il possède un chien et que ce chien a des petits. Ensuite, par un tour de passe-passe sophistique qui s'appuie sur ces seules déterminations considérées en dehors de toute autre relation, Dyonisodore conclut que pour Ctésippe, cet animal étant à la fois sien et père, il est du même coup le père de Ctésippe tandis que Ctésippe devient dans le même temps le frère des autres chiots. Ou comment démontrer qu'à travers la manipulation habile des seules qualités individuelles prises isolément, le langage peut servir à des absurdités sans noms...  Dans l'Hippias majeur (300 d), Socrate montre à Hippias que le "un" et le "deux" ne sont pas dans l'individu mais dans la relation, et qu'en conséquence, certaines propriétés ne sont pas des propriétés d'individus...     

Ce sont les logiciens et les mathématiciens de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle qui démontreront que toute abstraction présuppose son appartenance à une relation que les mathématiciens appellent une relation d'équivalence. C'est la classe d'équivalence d'un concept qui fait son universalité. Toute abstraction renvoie à l'ensemble de ses équivalences, toute abstraction est universellement fondée. Equivalence ne veut donc pas nécessairement dire ressemblance, la ressemblance n'est qu'un cas particulier d'équivalence. L'équivalence peut être une équivalence de rapport, de dénombrement (ou cardinal), de modalité,.., et il y a dès lors une hétérogénéité de statut entre un élément et l'ensemble auquel il appartient (ou avec le prédicat qui s'y applique). Par exemple, le fait d'être "un" n'a aucun rapport avec les propriétés de l'objet dont on parle mais son "unicité" provient de la classe d'équivalence de "l'un" appliquée au dénombrement des objets. Ainsi, grâce à des mathématiciens et à des logiciens comme Peano, Frege, Cantor et Dedekind, la question de la relation entre des objets, des éléments ou des propriétés, acquiert un statut autonome, et c'est même la relation toute entière qui définit dorénavant la procédure d'abstraction selon des classes d'équivalence.

Abstraire, depuis Hegel et les logiciens néo-platoniciens que nous avons cités, ce n'est pas séparer et isoler, mais relier, concevoir et inventer. Pas de mise en ordre du monde sans son invention continuée par la pensée humaine. Abstraire consiste donc en définitive à construire ou à inventer la langue avec laquelle on veut décrire l'objet. 

Dans un texte de 1807, intitulé "Qui pense abstrait?", Hegel se moque avec beaucoup d'humour des bourgeois qui prétendent fuir comme la peste la pensée abstraite, en montrant que ce sont justement les bons bourgeois "bien pensants" qui pensent "abstraitement" (selon leur propre définition de ce qui est abstrait), c'est-à-dire, selon des valeurs figées dans l'obscurité de leurs contradictions, et confinant à la caricature... Les jugements à l'emporte-pièce qui proviennent du découpage bourgeois du monde leur permettent justement de se croire dispensés de penser plus avant, et d'avoir à produire l'effort  de conquête d'un niveau d'abstraction supplémentaire. Jugeons les autres, et surtout ne nous pensons pas nous-mêmes... Car penser la complexité du monde et de l'humain requerrait en effet un tout autre pouvoir d'abstraction: celui de la pensée vivifiante de l'esprit.

Certes Hegel lui-même se prit au piège d'une dialectique de l'identité qui lui fit considérer le pouvoir d'abstraction de l'esprit comme une logique implacable, absolue et infinie, au sein d'un système qui ambitionnait ni plus ni moins que de pouvoir abstraire le savoir absolu de l'expérience humaine et d'être en capacité d'indiquer la marche inéluctable de l'histoire vers ses fins dernières. Or, comme le montrera Adorno dans sa Dialectique négative, le réel résiste à l'identité, il refuse et se soustrait à toute ambition totale et définitive d'abstraction. Pour Adorno, certes la dialectique s'enrichit du négatif, mais elle ne doit jamais pouvoir s'endormir sur ses acquis. L'expérience humaine est sans cesse à repenser, les concepts doivent être revisités au fur et à mesure de l'histoire, aucun langage ni aucune logique décrivant l'homme ne sont définitivement écrits et complets. L'abstraction est une potentialité qui doit rester ouverte et vigilante contre toute tentative de clôture ou de "circularité" du savoir. Dans les domaines les plus essentiels à la survie de l'humanité, l'abstraction ne doit jamais "coller" strictement à la déduction ou à l'induction, mais s'inspirer de l'abduction, seule démarche créatrice de la pensée. 

 

Tag(s) : #Philosophie, #Sciences
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