Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Jean Renoir (1894-1979) - cinéaste

French Cancan (1954)

 

A l'âge de 60 ans, Jean Renoir, le fils de l'illustre peintre Auguste Renoir, de retour en Europe après une période hollywoodienne au bilan mitigé, se souvient qu'il est né et qu'il a grandi dans le quartier de Montmartre. Au XIXème siècle, ce quartier de Paris est le seul à conserver encore l'allure et la vie d'un village, avec ses trente moulins... Particulièrement à cette époque, Montmartre rassemble et attire, de manière unique, des personnes de toutes les conditions et de toutes les classes sociales, tout en devenant le quartier qu'affectionnent les artistes, en particulier les peintres. Renoir veut se souvenir de ce quartier, de sa vie, de sa vérité. Montmartre a été l'un des quartiers les plus engagés dans la Commune de Paris de 1871. Le Moulin Rouge date de l'exposition universelle de 1889. C'est la Belle Epoque, le peuple a le sentiment de participer au Progrès. Les spectacles procurent du bon temps aux couches populaires comme aux nantis, et même s'ils n'occupent pas les mêmes loges, ce sont les mêmes airs qui sont dans toutes les oreilles comme dans l'air du temps.

Renoir nous raconte la naissance de son Moulin Rouge dont la popularité et le retentissement n'ont cesser de croître pendant son enfance. L'immense cinéaste nous entraîne dans une valse éperdue, dans une danse festive, celle du French Cancan, mais aussi, et tout d'abord, dans la comédie humaine de l'amour et du spectacle. Pour se faire, il met en scène des blanchisseuses et des boulangers, des artistes et des pauvres gens, des banquiers et des bourgeois, des ministres et des princes, dont le cœur bas au rythme des cavalcades endiablées du cancan, et dont l'âme est attendrie par la chanson française de qualité, à travers les voix de Cora Vaucaire et d'Edith Piaf (qui joue et chante dans le film). 

Tout d'abord un personnage hors normes, Danglard (Jean Gabin) qui est l'âme et l'homme orchestre du film, le révélateur de tous les talents et le Prince des cœurs féminins. Tout passe par lui, rien ne saurait se faire sans lui. Il ne possède ni l'argent nécessaire, ni aucun talent artistique qui lui soit propre, mais c'est un esthète doué, fou et passionné, un professionnel qui a le démon du spectacle, un sage qui a l'intuition des êtres, un vieux renard qui a l'expérience de la vie et de la scène.   

Deux étoiles gravitent autour de Danglard, une signora qui est une vraie tigresse, Lola de Castro -Maria Félix- et une petite blanchisseuse, Nini, qui a du caractère, de l'intelligence et de la sensibilité -Françoise Arnoul-).

https://youtu.be/2SV2VEf3dM8

Ces deux femmes sublimes, que tout oppose, seront rivales dans leur amour pour Danglard. Leur beauté, chacune à leur manière, attirent l'argent des hommes fortunés, et cet argent permet à Danglard de monter ses spectacles. Comme dans Balzac, mais en jugeant moins sévèrement la nature humaine que ne le fait le grand écrivain, Renoir nous montre  comment il existe une transitivité de l'argent vers l'amour et de l'amour vers le spectacle. Les hommes riches (le baron Adrien Walter, le Prince Alexandre) aiment de belles femmes (respectivement Lola de Castro et Nini la blanchisseuse). Pour obtenir le simple droit de récolter un baiser ou de passer une soirée en leur si charmante compagnie, ces deux hommes, l'un, jouisseur des avantages que lui procure sa classe sociale, l'autre, condamné par la noblesse de ses origines, offrent à Lola et Nini de quoi permettre à Danglard de rebondir à chacun de ses naufrages, et, finalement, de parvenir à monter son fabuleux spectacle du Moulin Rouge. Les bonnes manières et l'argent de Walter n'en font pas pour autant un homme qui attire la passion tandis que la pureté des sentiments et l'éducation parfaite du Prince Alexandre ne lui ouvrent pas le cœur de NIni.

Lola de Castro est une italienne qui n'aime que la passion, et sa passion, c'est Danglard. Elle est possessive, jalouse, aussi exubérante que plantureuse, mais au fond, elle reste fidèle à l'homme qui la fait vibrer et seul compte pour elle le bonheur de Danglard. Nini, malgré la modestie de ses origines, ne parviendra pas à rester entièrement fidèle à son petit boulanger Paulo. Courtisée par le Prince Alexandre, séduite par Danglard, elle ne peut demeurer insensible. La noblesse d'Alexandre est bien trop loin d'elle mais la passion de Danglard et l'intérêt qu'il lui porte la feront chavirer... Renoir nous montre tout au long du film que la fidélité en amour est une fidélité de passion et non de raison, tandis que la jalousie est tantôt un frein tantôt un aiguillon de la passion. La joie de vivre, c'est aussi d'aimer à en être jaloux, car cela est tragi-comédie, et même la bagarre générale que déclenche Lola lors de l'inauguration des travaux du Moulin Rouge n'est qu'une immense fête populaire. Le peuple, toutes classes sociales confondues, s'y donne en spectacle, mais jouit du même coup de son unicité. Le génie de Renoir est d'alterner les scènes de vie du peuple avec les contes de fées de Nini: les moments tendres avec Danglard, lorsqu'il la ramène chez elle, ou avec le Prince Alexandre lorsqu'il lui déclare son amour sous un cerisier en fleurs. En procédant ainsi, Renoir nous fait comprendre que la passion populaire est faite de la somme des passions individuelles, de toutes les histoires personnelles qui se font et qui se défont dans la comédie des hommes et des femmes. Cette prise de distance que permet le spectacle, d'autant plus grande qu'il s'agit d'un film sur un spectacle, permet au spectateur de relativiser et de dédramatiser pour ne conserver qu'un message essentiel: la vie est une comédie qui vaut mieux qu'un drame. Notre époque, angoissée à l'extrême, ferait bien de s'en souvenir... 

La seconde partie du film, le spectacle d'ouverture du Moulin Rouge, nous donne les clés psychologiques des énigmes humaines dont Renoir a commencé à tisser la trame: quel type d'homme est donc ce Danglard? Quel homme Lili doit-elle aimer? Pourquoi le spectacle est-il un moment de communion populaire?   

Le petit boulanger Paolo, l'amoureux historique de Nini -celui qui est de sa condition- l'a prévenue: si elle participe au spectacle et se montre en public (dans la tenue osée du French Cancan), elle l'aura définitivement perdu. NIni y pense, cela l'obsède forcément, car pour elle, c'est le moment de choisir entre, d'une part, Danglard et son spectacle, et, d'autre part, Paolo et une vie de famille qui lui tendent encore les bras.

Lorsque Esther Georges (voix de Cora Vaucaire) entonne "La complainte de la Butte", moment d'émotion décisif pour le début du spectacle, Danglard et Nini scrutent la chanteuse derrière le rideau rouge de la scène.

https://youtu.be/LPfKXOIa3-0

Danglard est posté tout à fait à droite du rideau, tandis que Nini est à l'autre bout, sur la gauche, tout à fait à l'opposé... Nini regarde Danglard qui est obnubilé par la prestation d'Esther et ne songe à aucun instant à regarder du côté de Nini. Nini pense que Danglard est en train de succomber aux charmes d'Esther. Elle épie sa sortie de scène et son entrée dans sa loge. Elle voit Danglard donner un baiser à Esther. Nini va alors s'enfermer dans sa propre loge et refuser de danser le French Cancan final, qui est l'apothéose du spectacle. Scandale dans la salle, le public gronde. Le petit boulanger croit l'avoir emporté. Lola est prête à tout, même à danser le Cancan, pour sauver le spectacle. Nini n'est sensible qu'à l'injonction de sa mère. Elle sort de sa loge et pose ses conditions: "elle veut Danglard pour elle toute seule". La réplique de Danglard est merveilleuse: il explique à Nini en quelques phrases qu'il est un homme d'émotions et de passions, qu'il n'est pas un parti à prendre.

https://youtu.be/h7Ze4Ip79B8

La franchise de Danglard triomphe en un instant des atermoiements amoureux de Nini. Le French Cancan peut commencer. Les femmes tombent du ciel, la musique est une cavalcade endiablée. La danse devient l'expression de la joie totale. Les visages rayonnent et les corps exultent.  

Pourtant Danglard ne regarde même pas le spectacle. Il est assis sur un vieux fauteuil qui a servi de trône tout au long du film. Il écoute, il ressent, il sait exactement ce qui se passe. Nous comprenons alors que Danglard se fiche pas mal de son propre bonheur et que ce ne sont pas les jupons du Cancan qui l'intéressent. Non, Danglard jouit de la joie et du bonheur des autres, sa félicité est de leur les procurer en leur présentant un spectacle total. Danglard, le faiseur de talents, celui qui croit au peuple artiste, celui qui met en scène la joie et l'émotion, ne veux que le bonheur des autres. Oui, c'est un Prince, qui donne le sou à chaque fois qu'il croise Mimi Prunelle, une ancienne danseuse, devenue misérable, mais qui a conservé pour son ancien roi toute son estime et toute son admiration. Car celui qui a permis à un homme ou à une femme de réaliser son rêve est Prince pour l'éternité.

Beaumarchais a eu cette pensée profonde: "L'homme le plus heureux est celui qui rend heureux le plus grand nombre d'hommes". Oui, car le bonheur n'est ni une jouissance éphémère, ni une excitation ponctuelle mais la satisfaction durable de la soif de vivre. Dans les dernières minutes du film, Renoir choisit de filmer les visages en gros plan. Ce sont des visages de joie, apaisés et illuminés. Nini virevolte en tous sens, chacun de ses tourbillons éloigne de chacun les aigreurs, les jalousies et les pensées mesquines. C'est le spectacle de toutes les réconciliations, de tous les amours. Même le petit boulanger esquisse un sourire, il comprend qu'il a eu tort, il comprend la grandeur de la joie et de la passion. L'émerveillement de l'humanité heureuse est au-dessus de tout.

Peut-être Guy Debord et beaucoup d'autres n'ont-ils pas tout compris de la fonction du spectacle et de sa marchandisation, même si la critique qu'il a menée était essentielle, à bien des égards. Car il s'agit ici du triomphe de l'homme et de la femme en même temps que de celui du spectacle. Non pas, à cause du spectacle, l'oubli d'une humanité leurrée par "le pain et les jeux" -parce qu'on oublierait le temps d'un spectacle le besoin de l'émancipation réelle du peuple- mais bien plutôt, grâce et à travers le spectacle, la transcendance du peuple et son édification, parce que le spectacle fonde aussi et d'abord la communauté des hommes.

Tag(s) : #Cinéma, #Danse
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :