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Francis Ford Coppola (né en 1939) -cinéaste (Rusty James)

Rusty James (1983)

     

    Les êtres humains vivent dans un bocal à poissons rouges. Non seulement le bocal arrive à saturation mais il est colonisé de manière très inégale. Personne ne choisit son bocal d'origine ni ceux qui lui succèderont. Le bocal humain est compartimenté en un enchevêtrement de bocaux plus petits: les villes, les quartiers, les bandes, les familles, les amis, les couples, mais aussi le langage et la vision du monde de chacun.

    Ce langage, cette vision du monde, sont le plus souvent le langage utilisé et la vision dominante des différents bocaux à poissons qui nous contiennent. Dans chaque bocal particulier, l'être humain est pris dans des relations spéculaires avec ses congénères et dans un langage codifié. Tout le monde regarde tout le monde. Agir et parler n'ont pas d'autre but que de prendre place comme poisson dans le bocal.

    Les miroirs du bocal peuvent montrer aux poissons ce qu'ils peuvent ou non devenir: des poissons riches, des poissons pauvres, des poissons honnêtes, fidèles, amoureux, travailleurs ou bien marginaux, alcooliques, drogués, délinquants, ou encore admiratifs, ambitieux, égoïstes, jaloux, possessifs, bagarreurs, rebelles, résignés, solitaires. En réalité un mixte de tout cela.

    Chaque poisson est à la recherche d'images de poissons qui puissent le refléter. Comme aucun miroir ne saurait renvoyer une image acceptable de poisson, il y a beaucoup de miroirs brisés.

    L'homme libre est celui qui est passé derrière la paroi du bocal. Voir à l'intérieur de tous les bocaux est sa liberté. Mais pour celui-là, il n'existe plus d'idéal de poisson, les miroirs ne lui renvoient plus que l'image de sa propre liberté dont il ne sait que faire. Pour lui, rencontrer l'autre, c'est toujours avoir un bocal à franchir, et il constate qu'il y a toujours trop de verre à briser.

    L'homme véritablement libre hante le bocal et erre comme un prince de l'inutile. Il est nulle part chez lui, condamné à regarder le bocal de l'extérieur tout en devant y vivre à l'intérieur. Pour vivre libre dans le bocal du monde, il faudrait casser tous les bocaux particuliers, les entraves sphériques que les humains ont eux-mêmes créées. Celui qui veut changer le monde avance avec un marteau dans la main, mais il sera vite déclaré coupable et il comprendra que sa silhouette d'homme au marteau a été récupérée par d'autres miroirs, tandis que plusieurs porteurs de marteau, d'abord unis dans un même objectif de liberté, finissent toujours par se prendre dans d'autres pièges spéculaires et à retourner leurs marteaux contre eux-mêmes…  Les délinquants, les marginaux, les révoltés, les assoiffés de la liberté, ont leurs lois, leurs codes, leurs gangs. La liberté s'exerce ou demeure seule ou alors elle est mise en gang et en boîte dans les bocaux du monde.    

    Rusty James est le frère cadet du Motorbike Boy. Il a déjà trouvé le poisson auquel il veut ressembler. Il a conscience du bocal, c'est son terrain de jeu et d'existence. Il pense que la reconnaissance et la gloire s'acquièrent au sein du bocal. Tous les buts de la vie lui apparaissent les parois-miroirs du bocal. Rusty James a bien déjà un marteau dans la main, mais il n'a pas encore compris son inutilité. 

    Son frère, le Motorbike Boy, un Prince parmi les humains, est doué en toute chose. Son intelligence supérieure est allée voir de l'autre côté du bocal. Il a vu une fois pour toute l'agitation inutile des poissons. Il connaît toutes les prisons, il a les clés de toutes les geôles. Il n'a plus de portes à ouvrir dont il n'ait déjà franchi le seuil. Les prisons des autres ne l'attirent plus, ne le divertissent plus. Il ne peut plus ni haïr ni aimer, parce qu'il comprend leur condition et qu'il voit leurs chaînes. Aussi ne lui est-il plus possible de trouver une image de poisson qui puisse encore le leurrer. Il ne peut plus que flotter dans l'existence, parmi les motifs et les passions des hommes, contemplant l'éternel fracas humain. Partout il ne voit que liens, cordes et jeux de marionnettes. Jadis, lorsqu'il était le roi des gangs, il s'amusait de la scène des hommes. Il a compris le malheur de son père, de  sa mère, de son frère, de la junkie qui l'aime. 

    Le spectateur se demande: "mais pourquoi n'entraîne-t-il pas ceux qu'il aime de l'autre côté du bocal? Pourquoi ne leur propose-t-il pas de le rejoindre?" - Parce qu'il n'y a pas de vie derrière le bocal, parce qu'on n'y éprouve plus ni joie ni peine ni désir, parce qu'on y attend inutilement la mort.

    Motorbike Boy sait que la vie est un sursis. Il sait que l'on peut choisir son suicide. Voilà quelque chose que le bocal ne peut empêcher, voilà une image de soi en poisson mort qui est le leurre absolu de la fin de tous les leurres. Le suicide comme la fin du jeu, jugé désormais inutile, et décidé contre la condition humaine elle-même.

    Alors, dans une ultime dérision, le Motorbike a choisi d'être abattu par le poisson-policier si fier de son image de poisson-policier en uniforme. Il entend déjà les voix des badauds se tenant la main en chuchotant au-dessus de son cadavre combien il est injuste et violent d'abattre un jeune homme qui voulait seulement libérer des poissons rouges et bleus, des combattants, une variété de poissons qui s'entretuent lorsque le manque d'espace les obligent à être les miroirs d'eux-mêmes. Rusty James comprend alors que son frère était entièrement passé de l'autre côté des miroirs de la vie et qu'il lui adresse à travers son suicide un ultime message: le seul et véritable enjeu de la vie est celui de vouloir être ou de ne pas être de l'autre côté du miroir, quand il est encore temps de choisir. Choisir de ressembler à Motorbike Boy, c'est choisir de ne pas être. Il n'est ni préférable d'être Rusty James, ni d'être Motorbike Boy ni qui que ce soit d'autre. On peut seulement choisir en partie ses poissons-leurres. 

    Coppola signe ici une méditation cinématographique et onirique en dehors de toute sensiblerie et de toute tragédie. Ce film est un conte qui, loin de véhiculer une morale prête à l'emploi, renvoie l'homme à ce qui lui reste de liberté dans sa condition d'homme: une liberté du regard, qui doit se déjouer de tous les pièges spéculaires afin de pouvoir jongler en toute conscience avec les passions humaines et leur dérision, c'est-à-dire avec le sens et l'absurdité de la vie. La caméra de Coppola parvient à nous montrer le monde alternativement et simultanément à travers le regard de Rusty James et de son frère, grâce à une esthétique de l'intériorité et de l'extériorité de la vie humaine dont la tension se résout avec le suicide de Motorbike Boy, suicide dont l'inutilité criée à toute force par Rusty James, fait réponse à l'absurdité de la vie dans le bocal de la condition humaine.  

    Francis Ford Coppola (né en 1939) -cinéaste (Rusty James)
    Tag(s) : #Cinéma, #Psychologie, #Philosophie, #Psychanalyse
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