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Le Voyage du dictionnaire - Dystopie

Le Voyage du dictionnaire (2222)

 

Le vingt-et-unième siècle fut, et il ne fut point mystique. Il fut l'obscur Moyen-Âge conduisant laborieusement au vingt-deuxième siècle, une période trouble durant laquelle les rêves des hommes étaient encore multiples et contradictoires. Beaucoup avaient conservé une faculté d'argumentation et une tendance au désaccord. Ils ressemblaient à des animaux en cage dont on a pu voir longtemps les vidéos au Musée du complotisme avant qu'il ne ferma définitivement ses portes. Le chlorocapitalisme (descendant du néo-néo-libéralisme) et le Cartel des Décideurs parvinrent à cette époque à effacer les différences les moins chloro-compatibles, puis tout fut sous contrôle. Quelques millions d'êtres encore lucides furent les témoins malheureux et impuissants de l'Apocalypse des mots, quelques-uns rentrèrent en résistance plus ou moins passive. Afin de stabiliser la santé mentale des hommes-femmes, il n'y eut bientôt plus qu'un millier de mots autorisés (interdire n'était même plus nécessaire), répertoriés dans le Grand Dictionnaire Sanitaire ou GDS (on discuta à peine de l'adjectif "grand"). Le salutaire et le sanitaire ne firent plus qu'un. Après que la pensée devint unique, on l'appela sanitaire. Il fut bientôt évident à chacun que penser revenait à un acte sanitaire. A quoi pouvait bien servir toute autre pensée? Il y eut alors un art sanitaire, une littérature sanitaire, des jeux sanitaires. L'amour fut codifié selon le même principe: "soigne ton prochain comme s'il pouvait mourir à chaque instant." Les hommes de religion, tout d'abord en accord avec ces vertus oblatives, comprirent trop tard que l'Apocalypse annoncée par les textes saints était en définitive celle du Verbe, de la parole, du sens même des mots. Ceux qui croyaient avoir le contrôle des âmes ne virent pas que l'âme elle-même disparaissait en perdant ses mots. Car il y eut durant quelques décennies comme un grand déluge engloutissant les mots des hommes. Une pluie électronique s'abattit sur l'humanité, d'abord sournoise, perfide, insidieuse, puis virale, contaminante, épidémique, mortifère. En un quart de siècle seulement, le temps et l'espace furent entièrement réduits à ce qui n'était plus ni l'un ni l'autre. Comment en était-on arrivé là? Tout s'était passé comme si l'humanité avait habité la terre en locataire inconscient et que son bail fut en train d'expirer. Il s'agissait du dernier bal virtuel, de la dernière fête totalement inconsistante. Les locataires -tristes arlequins ânonnant- s'amusaient mornement et automatiquement avant de sombrer dans le précipice de l'inhabitable. Rien ne leur faisait encore véritablement envie si ce n'est l'oubli et le moindre effort. Mais ils n'eurent bientôt plus rien à oublier et l'effort fut dissout dans le néant embaumé de leur pharmacie. Le corps ne semblait plus avoir d'esprit et l'esprit paraissait sans corps. La consommation à outrance des leurres avait retiré au manque toute morsure. Tout était devenu d'un égalitarisme sans passion, lénifiant; l'humanité avait été placée sous perfusion et assistance virtuelle. Le "pas-encore-vu sur les écrans", le nouveau! que l'on crut longtemps en capacité de faire tourner la machine chlorocapitaliste, ne faisait plus nouveauté... L'humanité se désintéressait à vue d'oeil et l'oeil lui-même vint à manquer. Le spectacle n'avait plus besoin de la foule. L'individu faisait foule à lui-seul devant ses écrans. L'humanité était comme orpheline, sans regard, sans âme. En perdant jusqu'à la faculté de rêver, l'humanité ne dormait plus que sur prescription médicale. Il y eut de moins en moins d'artistes sanitaires, les grands évènements devinrent minuscules. On multiplia en vain les commémorations. On passa sans aucun résultat de la quotidienne journée internationale en faveur de telle ou telle cause, à l'heure commémorative. On eut beau égrainer sans cesse les noms des morts illustres du premier millénaire, tout cela ne parvenait même plus à rendre authentique la destinée de l'humanité. Il eut fallu créer de nouveaux morts héroïques. Mais où les trouver et pour quelles causes? Toute l'histoire de l'humanité avait perdu par désenchantement l'aura des ruines des siècles passés. Plus rien ne semblait pouvoir rattacher le futur au passé. Le passé était désormais à l'abandon car aucun désir ne s'y ancrait. Le chlorocapitalisme  avait vendu aux hommes un monde virtuel sans passé ni futur. Le monde s'appauvrissait de jour en jour, l'inconnu lui-même, le dernier ennemi, loin d'être encore considéré comme la principale source de richesse, était immédiatement confié à des savants officiels chargés de l'aseptiser et de le cataloguer sans autre forme de procès dans le grand livre du bien et du mal médiatique.

Mais ce que le chlorocapitalisme n'avait pas su prévoir (les modèles de prévisions et de contrôle avaient été incapables de tenir compte de l'inconscient humain, qui tôt ou tard, n'a plus peur de la peur, par affadissement), c'est que l'homme devint ainsi totalement inapte au réel, incapable d'agir dans la réalité. Il fut alors de plus en plus difficile d'éduquer la jeunesse. De moins en moins de jeunes gens purent apprendre un métier et prendre ainsi une place dans la société des hommes. La main d'oeuvre et jusqu'aux spécialistes vinrent à manquer dans tous les domaines. Il devint évident pour le Cartel des Décideurs que les politiques y étaient allés un peu fort. Il est vrai qu'au plus fort de la décadence chlorocapitaliste, tous ceux qui s'étaient posé encore des questions sur le sens des mots avaient été accusés d'irrationalité et de complotisme, et risquaient, outre l'excommunication numérique à vie, un emprisonnement à leur domicile sous vidéo surveillance. Ce fut une domination lexicale sans précédent, une appropriation des corps et des esprits au service d'un projet technocratique mondial savamment calculé, une apocalypse fascinante et hallucinatoire au cours de laquelle presque tous les hommes-femmes vendirent leurs âmes au diable virtuel dans le seul but que le futur ne leur appartienne plus. Ils furent ainsi docilement dépossédés de l'intranquillité et de l'incertitude comme on l'est de la poésie dans un monde inhumain. Ils préférèrent définitivement la paix qui annihile l'avenir à la si dangereuse aventure de la différence.

La haute-finance s'alarma en comprenant que le politique ne savait plus fabriquer des esclaves actifs. Le Cartel comprit enfin qu'il fallait réagir, sans quoi, à ce train-là, le Cartel lui-même n'aurait pas de descendance, un comble! Le Cartel dut choisir entre la dernière orgie égoïste et avoir une progéniture. Ce ne fut pas facile car cela nécessitait de renier l'essence même du chlorocapitalisme. Cependant, de plus en plus souvent, des signaux alarmistes provenaient de chaque Médiapolice de la planète. Il apparut que certains enfants perdaient visiblement le sens du concret. Aucune mutation génétique ne put être identifiée. Toute la Savanterie universelle n'y comprit rien. On développa de nouveaux logiciels interactifs, on entoura dès le plus jeune âge la progéniture universelle de robots joueurs, on diffusa aux enfants nuit et jour la Grande Série des Catastrophes que l'humanité avait évitées grâce au chlorocapitalisme. Rien n'y fit. Ces enfants n'étaient plus capables de la moindre autonomie et il leur était toujours plus difficile d'être numériquement compatibles. En perdant le sens concret, la capacité à manipuler, à se déplacer, à jouer entre eux, ils perdaient du même coup le sens abstrait. Personne n'avait su prédire cela. C'était comme si les enfants ne pouvaient plus ni imaginer le monde ni s'en servir. Ils naissaient dans une absence de monde: plus rien ne faisait monde dans leur esprit quasi fantomatique, tout était partiel, lacunaire, sans prise sur eux. Ils ne pouvaient relier aucune partie à un tout, ni insérer le moindre élément dans un ensemble. De moins en moins d'homme-femmes voulurent être mères, de moins en moins de mères voulurent être pères. C'était sans précédent. Les Administrateurs du Cartel sommèrent la Savanterie de trouver la cause et le remède. La Savanterie, totalement inculte et ignare de ce que les humains avaient bien pu faire et penser dans les deux premiers siècles obscurs du second millénaire interrogèrent leurs ordinateurs. Ce ne fut pas chose facile, il fallut reprogrammer l'ordino-philosophe central avec d'anciennes grilles de lecture du monde. On fit appel à ceux qui avaient connus les derniers résistants. Les "résistants" avaient été officiellement et consciencieusement tournés en ridicule (tout se décidait officiellement) par leur incapacité à se satisfaire de cette paix universelle d'où la guerre elle-même avait été éradiquée. Ils servirent longtemps de bouffons médiatiques et de faire-valoir aux mandarins chlorocapitalistes. Il était si facile de se moquer d'eux... car on les disaient nostalgiques du passé des hommes! Cette seule pensée faisait d'eux des criminels. Cependant les Administrateurs ne les persécutaient plus au-delà de cette risée dont ils étaient suffisamment l'objet. On exigeait seulement d'eux (sous peine de confinement) qu'ils employassent le langage officiel (ce subjonctif imparfait était alors interdit depuis plus d'un siècle). Car il était tout de même bon que le chloropeuple rationnel puisse contempler la triste condition de ces asociaux afin de mieux mesurer la chance d'être des chlorocitoyens en phase avec la normalité vraie et le seul progrès possible. De toutes façons, ils disparaissaient progressivement, de leur propre obsolescence.  

L'ordino-philosophe donna des réponses étranges. Il renvoya la Savanterie à la lecture d'un livre de mensonge-fiction écrit presque deux siècles auparavant (les Décideurs ne voulaient plus de l'appellation "science-fiction"). On appelait alors ce genre littéraire "dystopie". La plupart des dystopies tombèrent dans l'oubli parce que la réalité était désormais toujours en avance sur elles. Il fallut pourtant relire ce livre dont l'auteur avait à l'époque souhaité garder l'anonymat (il pensait, idée totalement loufoque aujourd'hui, qu'il lui fallait vivre caché et secrètement, si bien que la Savanterie crût -triste confusion- qu'il s'agît de l'un des derniers terroristes). L'auteur de cette époque barbare avait bel et bien prophétisé le malheur qui s'abattait aujourd'hui sur l'humanité et avait même indiqué la voie à suivre! Son verdict était sans appel: il était absolument indispensable que l'humanité retrouva le sens des mots et que le monde soit de nouveau pensé et construit à partir du sens des anciens mots du dictionnaire. Ceux qui avaient connus les résistants rendirent le même avis: il fallait en revenir au passé d'où provenait le sens même des mots. C'était une question de survie. Les mots devaient renaître. Les amis des résistants expliquèrent que le chloromonde ne pourrait plus se passer encore longtemps des origines et des étymologies. Après de longs calculs, l'ordino-philosophe afficha à l'écran la phrase suivante: "Les mots portent le monde tant qu'on les utilise, le monde porte les mots qu'il mérite." Il y avait si longtemps que les Décideurs n'avaient lu ce type de phrase qu'on interrogea encore longtemps l'ordinateur afin qu'il fournisse des explications complémentaires et compréhensibles dans la langue du Cartel. 

Il fallut pourtant se mettre au travail pour un projet qui devait demeurer absolument secret. L'humanité du début du vingt-troisième siècle n'étant absolument pas préparée à une rétrovolution, il fut évident qu'il fallait isoler un certain nombre d'enfants de l'environnement planétaire et les confier à ceux qui avaient connu les derniers résistants afin de faire leur éducation. Un vaisseau spatial fut affrété pour accueillir une centaine d'enfants et l'encadrement adulte nécessaire. L'apprentissage de ces enfants fut centré sur la compréhension et l'illustration des mots d'un dictionnaire qui avait été écrit par les premiers résistants, il y a fort longtemps en 2022, et qui s'intitulait "le Voyage du dictionnaire". A bord du vaisseau spatial, les ordinateurs contenaient les savoirs et les techniques anciennes, tous les livres et les reproductions des oeuvres d'art antérieures à l'an 2000. (Quelque chose avait manifestement mal tourné au début du millénaire.) Le programme d'apprentissage était simple dans son principe, infini dans sa diversité. Pour chaque mot, les enfants en voyaient naître le contexte d'usage, la compréhension d'une époque, d'un esprit, d'un temps. Les textes utilisés pour la lecture et ceux qui étaient écrits par les enfants ou par leurs maîtres pouvaient emprunter toutes les formes littéraires et tous les styles étaient permis pourvu qu'ils apportassent quelque chose à la compréhension du mot, à sa richesse sémantique. Les films, les tableaux, les poésies étaient commentées en ce sens. La musique faisait partie de l'apprentissage du silence. Les rêves des enfants étaient longuement racontés. Rien qui ne puisse contribuer aux apprentissages du corps et de l'esprit ne fut négligé. Les enfants furent fiers d'être nés homme ou femme et comprirent la richesse de la différence.

Dans le même temps, sur la vieille Terre des hommes-femmes où le problème de la surpopulation avait été réglé dans les années 2150, le Cartel fit en sorte que de vastes régions du monde soient entièrement dépeuplées afin de pouvoir accueillir les enfants sur des terres vierges à leur retour du Voyage du Dictionnaire. Dans leurs dernières années d'apprentissage dans l'espace, les enfants devenus adolescents consacrèrent une partie de leur temps d'étude (qui était aussi un temps de jeu et de création) à concevoir les plans de leurs villages et de leurs habitats tels qu'ils les construiraient à leur retour. Leurs maîtres furent à peine surpris de ne trouver aucun livre de lois parmi les ouvrages préparatifs à la création du monde du Dictionnaire. Les enfants avaient étudié et discuté longtemps les mots qui évoquaient les mystères et la beauté de la vie, ils avaient tous tant à dire sur l'amour, l'amitié, la mort, l'éternité, le passé, le présent, le futur... ils avaient tant de mots qu'aucune religion, aucun livre de morale, aucun texte de loi ne leur parut jamais nécessaire. Ils savaient qu'ils devaient leur naissance, leur vie et leurs rêves au Voyage du Dictionnaire, le seul qui ne devait jamais plus être interrompu, sous aucun prétexte, dans les écoles, dans les maisons, dans les villages, entre les hommes et les femmes de tous âges. Le monde serait de nouveau lu et écrit avec des mots, tandis que tous les mots, même les plus anciens, ne seraient plus jamais oubliés.   

                                                                                                                                           Frédéric Rivella

 

Ce texte est paru en mars 2022 dans la revue Daïmon dont Raluca Belandry est la directrice de publication.   

Tag(s) : #Littérature, #Philosophie, #Politique
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