Jusqu'à ce film de 1905, le cinéma ne savait pas encore comment mettre le temps et l'espace cinématographique au service de la narration, c'est-à-dire au service de la fiction et du drame. Certes, Edwin Stanton Porter dans The Great Train Robbery (1903) avait su faire coexister un temps simultané (temps social) et un temps chronologique (temps de l'action), tandis que plusieurs cinéastes (notamment James Williamson - Attaque d'une mission en Chine 1901) avaient déjà compris que la multiplication des plans permis par le montage créait la scansion nécessaire à la progression de l'histoire et à sa complexité narrative et psychologique (multiplication des points de vue), mais c'est seulement avec Rescued by Rover (1905) que Cecile Hepworth et Lewin Fitzhamon font de l'espace (les espaces extérieurs à parcourir) et du montage (plus de 20 plans différents) la substance même du temps du drame.
Il nous est évidemment impossible de voir ce film avec les yeux d'un spectateur de 1905. Nous avons été sevré depuis plus d'un siècle de tous ces films où le héros est un animal (chien, lion, kangourou, singe, dauphin...) avant que ce ne soit un robot domestique! cependant ce film est sans doute le premier de l'histoire du cinéma où non seulement il s'agit d'un enlèvement d'enfant mais surtout c'est le premier où le héros est un chien. Nous n'avons donc pas sous les yeux le cinquantième épisode de Lassie mais le premier! (avec quarante ans d'avance). Et peu importe ici le manichéisme naïf et le plaidoyer en faveur du bonheur bourgeois avec famille, maison, nurse, chien et enfant tandis que l'étranger, le pauvre, l'exclu, le naufragé de la vie, qui vit across the river serait inévitablement celui par où le danger arrive... Ce qui nous intéresse dans ce film, c'est le progrès du langage cinématographique:
- usage systématique de la diagonale du champ pour filmer les espaces extérieurs (Cecile Hepworth est issu de l'école de Brighton, mais que de progrès effectués depuis son How it feels to be run over de1900 !
- usage répétitif des mêmes espace-temps: Rover devra parcourir quatre fois exactement le même trajet, franchissant à la nage cette rivière, frontière du monde des riches et du monde des pauvres. Le temps nécessaire au parcours, l'effort de l'animal, sa détermination sont la substance même du drame: plus l'animal se donne de la peine, plus il est héroïque et ressemble à un humain et plus le drame acquiert de la réalité et de l'intensité. Certes, nous savons immédiatement que l'enfant sera retrouvé par le chien et sauvé grâce à lui, mais, admiratifs et émus par tant d'intelligence et de détermination, nous l'encourageons à chacune de ses courses et nous sommes impliqués dans sa réussite. L'espace crée la distance nécessaire au drame, le temps crée la durée nécessaire au suspens et à l'exploit.
D.W. Griffith saura se souvenir trois années plus tard de ces ingrédients qui ont valu à Rescue by Rover un succès immense auprès du public : l'importance des espaces extérieurs (notamment de l'espace à parcourir et de ses obstacles) et l'importance du scenario (rien de plus adapté au cinéma que de montrer un être en proie au danger -dont celui du hasard si important chez Griffith- et les aléas de son sauvetage) tandis que le montage est comme l'égrenage du temps du suspens, la course des évènements qui concourent à la résolution finale d'une histoire. Le montage est la vitesse de lecture de l'histoire, c'est lui qui donne sa place à chacun des modes temporels, il est la conjugaison de la grammaire cinématographique.
Il n'est pas excessif de dire que ce film est le pont qui relie E.S. Porter à D.W. Griffith.
Cecile Hepworth et Lewin Fitzhamon : Rescue by Rover (1905) https://youtu.be/wniR5M4ogoM
D.W. Griffith : Les aventures de Dollie (1908) https://youtu.be/Xe4aue2uyG8