Contrairement à Proust, Aksakov n'a pas cherché à écrire pour retrouver le temps perdu. Il ne reconstruit pas le passé, il ne l'esthétise pas, il raconte, il se souvient. Son écriture relève de l'évidence: les choses se sont passées ainsi, telles qu'il les décrit. Son style ne révèle pas pour autant une obsession de l'exactitude ou celle d'une précision extrême. Dire la vérité de ce qui a été vécu suffit à rendre compte. Le vocabulaire est soigneusement choisi, mais sans richesse excessive. Aksakov a d'abord le souci de l'authenticité. L'écriture est naturelle, fluide, équilibrée; la langue est belle parce que simple et sobre. Les souvenirs d'Aksakov n'ont pas été affaiblis par le temps, ni déformés par les jugements. Les superlatifs et les adverbes sont rares car ils ne lui sont pas nécessaires: la vie humaine se déroule avec la même nécessité et les mêmes aléas que les évènements naturels. Le temps qui a passé n'a pas modifié le regard de l'auteur sur son passé. A travers les trois romans qui composent Une Chronique de famille Aksakov témoigne de lui-même : c'était déjà lui à six ans, c'est encore lui à 60 ans.
Dans l'histoire de la littérature russe, encore toute jeune à cette époque -car la langue russe écrite n'a pris que tardivement son essor et son indépendance-, Aksakov occupe une place à part, entre Pouchkine et Tolstoï, tout en ayant été l'un des rares amis fidèles de Gogol. Comme beaucoup d'écrivains russes, Aksakov doit beaucoup à Pouchkine du point de vue du style et de la langue, même si Aksakov fait preuve d'une originalité qui n'a pas d'égale dans la littérature russe. Il rejoint encore Pouchkine dans son désintérêt pour les questions sociales et politiques. Quelques années plus tard, Tolstoï partagera avec Aksakov le goût pour les descriptions minutieuses du quotidien comme pour la psychologie des personnages, mais là où pour Aksakov le caractère des hommes et des femmes peut être décrit en quelques traits généraux et intangibles, Tolstoï est plus influencé par le romantisme et par la "profondeur" psychologique de ces héros. Il en est de même pour ce qui concerne les questions existentielles ou métaphysiques. Là où Tolstoï est à la recherche d'un sens à donner au Destin, à l'Amour, à l'Histoire ou à Dieu, Aksakov a déjà choisi une explication à toute chose: ce sera la Nature, celle des hommes comme celle de la terre. Aksakov est le contemporain et l'ami fidèle de Gogol. C'est à Gogol qu'il doit sans doute d'avoir transcrit ses mémoires dans sa Chronique familiale. Gogol et Aksakov se respectent et sont liés d'amitié alors même que leur démarche littéraire ne saurait être plus opposée: Gogol porte sur la société un regard critique et sarcastique où se révèle une certaine asociabilité, tandis qu'Aksakov fait de la société une "cause nécessaire" parmi d'autres. Non, décidément, Aksakov n'est en révolte ni contre Dieu, ni contre le Destin, ni contre la Mort ni contre la société, alors même qu'une maladie des yeux le conduit vers la cécité et l'oblige à dicter l'essentiel de son oeuvre maîtresse presque à la fin de sa vie. Fait rare dans la littérature: Aksakov aura traversé directement le jeune classicisme russe pour adopter une esthétique naturaliste sereine, sans être passé le moins du monde par le romantisme.
Une Chronique de famille raconte tout d'abord la vie des deux générations qui ont précédé la naissance de l'auteur, celle de ses grands-parents paternels puis celle de ses parents jusqu'à sa naissance (tome 1). Ce roman totalement autobiographique se poursuit par l'enfance du jeune Sergueï (tome 2) puis par son adolescence, marquée par la rupture nécessaire avec sa mère du fait de son entrée au Lycée de Kazan, puis à l'Université (tome 3). De notre point de vue, le tour de force d'Aksakov réside dans le premier livre. Aksakov reconstitue avec une précision surprenante les moments les plus importants de l'histoire de ses parents et de ses grands-parents, qu'il ne connaît évidemment que par les bribes lacunaires d'une transmission orale, dont il effectue pourtant une synthèse d'un réalisme stupéfiant. Et l'histoire qu'il nous raconte acquiert ainsi la valeur d'un mythe fondateur. Le grand-père est une figure mythique qui trône sur ses paysans avec lesquels il alterne bontés et crises de colère. Il s'agit des temps anciens et immuables d'une Russie éternelle, qui vit au rythme des saisons, c'est à dire en obéissant strictement aux volontés et aux lois de la nature. C'est le mythe fondateur de l'histoire familiale d'Aksakov et pourtant tout y est vrai, n'en doutons pas: chaque pierre, chaque arbre, chaque ruisseau, les lièvres, les carpes et les bécasses, les moulins, les fermes et les bottes de foin, tout est à sa place, de toute éternité.
Le second livre décrit une autre éternité, celle de l'enfance. Les jours sont des années, les années se reproduisent lentement et à l'identique. Les saisons s'étirent indéfiniment. Le jeune Sergueï s'enrichit des émotions éprouvées au contact de la nature, émotions dont Aksakov devient comme le peintre et le sismographe. La nature est immense et infinie, belle et envoûtante. Elle exerce une emprise totale sur l'âme du jeune garçon. Elle n'a qu'une seule rivale dans le cœur du petit Sergueï: sa mère, Sophie Nicolavna, femme intelligente et cultivée, mais qui est originaire de la ville et qui supporte mal la passion de son mari pour sa terre natale. Chaque incursion du jeune enfant dans la nature est une permission obtenue, non sans difficulté, auprès de sa mère. L'enfance de Sergueï oscillera et trouvera son équilibre entre l'amour pour la nature et l'amour pour sa mère. Au fil des années, une troisième passion viendra adoucir quelque peu cette polarité un peu violente: celle de la lecture, qui permettra progressivement à Sergueï de découvrir la beauté de la langue. Ces trois amours ne quitteront plus Aksakov jusqu'à la fin de sa Chronique de famille.
Mais cet amour doublement fusionnel -avec sa mère, comme avec cette nature si foisonnante sur la terre de ses ancêtres- doit connaître un jour une violente interruption avec le départ de Sergueï pour le Lycée de Kazan. Il n'est plus là question d'éternité, le jeune Aksakov rencontre enfin d'autres êtres humains que sa seule famille: les élèves du lycée, ses professeurs et précepteurs. Notre jeune lycéen doit couper non sans mal le cordon ombilical et apprendre par lui-même les vicissitudes de la psychologie humaine. Aksakov découvre ainsi les joies et les peines des premières années d'études et ce que veux dire vivre en société... Tandis que dans les deux premiers livres, Aksakov n'éprouvait pas réellement le besoin de juger autrui, de le condamner ou de conclure d'un point de vue moral, l'entrée dans l'adolescence s'accompagne d'une perte de sagesse et de sérénité. Alors que, jusqu'ici, le mal triomphait rarement et que le bien semblait toujours semé en vue de quelque récolte future, Aksakov comprend au cours de son éducation que tout se paye et découvre les premiers travers de l'âme humaine, en autrui comme en lui-même. A ce titre, le goût de notre adolescent pour la littérature et en particulier pour le théâtre ne sera pas la moindre raison de son apprentissage de la vie en société...
Ainsi le lecteur connaît tour à tour un récit fondateur et mythique sur les origines de la famille, un récit sur l'ancrage naturel et maternel de l'âme de Sergueï au cours de son enfance, puis un récit sur les années de formation de la personnalité du jeune homme. Le temps de la narration s'accélère en même temps que l'écriture d'Aksakov quitte la description du paradis perdu de l'enfance. Aksakov nous prépare à une nostalgie qu'il n'écrira pas. Ou plutôt nous la ressentons à sa place et sans doute comme il l'a vécue. Malgré tout ce qui arrive à notre lycéen qui devient étudiant et qui préfigure l'adulte qu'il sera, le lecteur voudrait revenir aux premiers chapitres du livre. Nous voudrions revenir à ce qui ne meurt pas, et que l'époque mythique du grand-père de Sergueï resurgisse sous la plume d'Aksakov. Et nous sentons bien qu'il n'y aura plus d'autre éternité que celle qui surviendra de nouveau à la fin de sa vie, presque grâce à sa maladie oculaire, une éternité retrouvée à l'occasion de la rédaction de ce chef d'oeuvre si original dans la Russie littéraire du XIXème siècle. Nous comprenons alors comment cette éternité que procure de nouveau l'écriture à Aksakov n'est pas celle "d'un temps retrouvé " comme chez Marcel Proust, mais celle d'un temps achevé, d'un remède à toute passion, où aucun regard excessif ne saurait être porté sur le chemin accompli. Comme la lecture avait été dans son enfance un antidote à son attrait passionné pour la nature, l'écriture sera chez Aksakov,devenu presque aveugle, un remède aux mauvaises pensées et aux passions négatives. Les colères, les bontés et les vices, les joies et les peines, tout sera à sa place dans un univers où les tragédies demeurent à "taille humaine": naître, vivre, aimer, et mourir. Chez Aksakov, point de guerres, point de supplices ou de meurtres, point de viols: là-bas, aux fins fonds des vastes territoires de la steppe et de l'Oural, là où coule l'immense Volga, les défauts des hommes leur permettaient visiblement de vivre ensemble.
Mais laissons la parole à ce grand écrivain, à travers la merveilleuse traduction de Sylvie Luneau, aux Editions L'Âge d'Homme, dans la si précieuse collection des Classiques Slaves.
Voici comment Aksakov conclut le premier tome de sa Chronique familiale, en hommage à ses ancêtres, en hommage au passé:
"Adieu, images lumineuses et sombres, adieu, personnages bons et méchants ou, pour mieux dire, adieu, images tour à tour lumineuses et sombres, adieu, personnages qui abritez du bon et du mauvais! Vous n'êtes pas de grands héros ni des personnes ronflantes, vous avez parcouru votre carrière terrestre dans le silence et l'obscurité et il y a longtemps, bien longtemps que vous l'avez abandonnée; mais vous avez été des hommes et votre vie intérieure et extérieure pleine de poésie, est aussi intéressante et instructive pour nous que notre propre vie, à son tour, sera intéressante et instructive pour nos descendants. Vous fûtes aussi des acteurs du grand spectacle universel que donne l'humanité depuis des temps immémoriaux, vous avez joué vos rôles aussi consciencieusement que tous les autres hommes et vous méritez tout autant qu'on s'en souvienne. Par la puissance de la plume et de l'imprimerie, votre descendance a maintenant fait connaissance avec vous. Elle vous a accueilli avec sympathie, a reconnu en vous ses frères, quelle qu'ait été l'époque où vous avez vécu, votre genre de vie, les vêtements que vous ayez portés. Et jamais votre mémoire ne sera offensée par un jugement partial ni par une parole étourdie."