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Emmanuel Bove (1898-1945) -écrivain (Le Pressentiment)

Le Pressentiment (1935)

Un pressentiment, qu'est-ce que c'est un pressentiment? Car tout est là. On pressent.

Sinon qu'est-ce qui nous pousserait -bien mystérieusement- à choisir dans nos vies? Ou alors on choisirait sans avoir le pressentiment de rien? Dans une absence totale d'intuition, rien qu'avec des signes qui viendraient répondre à des signes, remplir des cases, signer parfois même des contrats!

Avoir à choisir entre une vie avec ou sans pressentiments. Faire taire les pressentiments, les oublier, les dissoudre, ne pas en inventer inutilement. Peut-être que c'est angoissant un pressentiment, peut-être que c'est l'angoisse même.

Peut-être qu'on préfère signer du tangible et que ce que nous croyons après coup déraisonnable n'était justement que trop raisonnable, comme ce mariage entre bourgeois, et ce métier d'avocat, et ses amis, et cette maîtresse. Car même la maîtresse de Benesteau, sa bouée, son oxygène, sent la naphtaline raisonnable malgré le décolleté plongeant, elle a les armoiries d'une vie de bouffon, d'un bouffon de la normalité, d'un spectacle où l'on est acteur-spectateur de ses choix raisonnables, de ses petits arrangements. Non pas la conscience d'une vie absurde comme chez Adamov, Ionesco ou Beckett, non pas la confrontation au néant ou au non-sens de l'existence comme chez Sartre, mais une vie où la raison a déjà tout mis en bonne place, évacuant peut-être ainsi tout pressentiment. Pourtant, Benesteau éprouve un pressentiment bien particulier et d'abord le sentiment désagréable et insupportable que ce n'est pas ça la vie, que ça ne peut pas être ça! Qu'une vie où personne ne donne que pour obtenir, ou mieux, où l'on obtient sans donner, ne vaut pas la peine d'être vécue. Voilà le sentiment, l'overdose, la crise, la fuite, comme pour un personnage de D.H. Lawrence. 

C'est une intuition spéciale un pressentiment. C'est l'intuition que quelque chose va arriver. Et pas quelque chose de particulièrement réjouissant. On pressent rarement le bonheur, on pressent que ça va clocher, que ça va rater, que ça va nous tomber dessus. Est-ce qu'il faut des indices pour sentir cela? Il sort d'où ce  pressentiment? D'une lecture des choses, du contexte, des lignes de forces, de la croyance en la destinée, de nos craintes, de l'expérience, d'un jeu ridicule et répandu, superstitieux, qui consiste à craindre le pire afin qu'il ne se produise pas? Qu'est-ce qui pourrait bien lui arriver, à Benesteau, un homme qui ne manque de rien? Tandis que tous les autres, tous ceux qui vivent comme lui, n'ont pas ce pressentiment? Avoir le pressentiment que ça ne peut plus durer, que ce n'est plus supportable et qu'un ailleurs, un autrement, nous attend. Non pas seulement un désir d'ailleurs ou une soif d'autrement, non! Le pressentiment que ça pourrait mal finir s'il ne se passait rien, si la métamorphose n'opérait pas. Comme la glauque et maladroite chenille pressent l'heure de gloire, la journée nécessaire et éphémère du papillon

Mais si c'est un pressentiment vrai et profond, c'est que la chose est déjà là, intelligente et tentaculaire comme une pieuvre. Benesteau est cerné par le pressentiment, c'est donc un destin, c'est inexorable. 

D'abord s'appuyer sur les repères de notre ancienne vie. On ne change de vie qu'en lui en empruntant ses propres repères. Certes en triant ceux qui nous conviennent, en en rejetant, en s'orientant comme on peut, en refusant, en répondant à l'appel des repères qui nous aident à survivre. Benesteau répond à l'appel de ses nouveaux repères comme les apôtres à Jésus. Enfin presque, car il quitte tout, même si ça demeure un peu compliqué pour ses biens personnels car personne ne multipliera ses pains pour lui. C'est pourquoi il en garde un peu, il ne faudrait pas que l'argent vienne à manquer si l'on veut pouvoir changer de vie décemment, faut quand même pas déconner! Il s'agit de vivre authentiquement et même avec générosité, il s'agit de quitter son ancienne vie courageusement, mais sans témérité. Cela reste donc un calcul, celui de l'authenticité et d'une certaine bonté, sans excès. Jésus eut fait la grimace. Mention très honorable tout de même pour M. Benesteau, même s'il n'a pas eu le pressentiment de devoir vivre sous les ponts. Il faut conserver un peu de confort bourgeois, un seuil minimum de richesse, mais sans les emmerdements, sans le rythme infernal des mensonges, sans l'hypocrisie. 

Benesteau a seulement besoin de se sentir lui-même, d'être en accord, d'agir et de décider selon ses propres préceptes, selon sa sensibilité et ses envies du moment qui sont pourtant le plus souvent bien loin d'être des coups de coeur, mais des appels de l'instant, du hasard des événements, des appels et des sollicitations qui se forment sous ses yeux, dans son entourage immédiat. Surtout des gestes de bonté et de serviabilité, venir en aide, recueillir une enfant malheureuse. Vivre une sorte de retraite hors du monde, mais sans misanthropie, éprouver qu'on fait le bien autour de soi, sans excès, mais comme nouvelle possibilité, comme dans une vie non entravée.

Ne plus avoir de comptes à rendre qu'à lui-même, végéter, agir chichement, à l'envie, choisir sa propre bonté. Voilà en tout et pour tout sa seule ambition. Vivre simplement, sans ressentir le besoin des faux liens du social, sans l'hypocrise du monde bourgeois, sans engagements, sans responsabilités vis-à-vis du monde faux, en vivant les choses comme elles se présentent. Il veut sortir du jeu, rebattre les cartes, jouer vrai. Ne plus retourner dans le passé. Ne plus se faire pitié et avoir honte du jeu social ridicule. Il préfère dorénavant regarder les autres avec compréhension et compassion que d'avoir à accepter ses anciennes compromissions.

C'est dans ce minuscule écart, dans ce changement d'optique dérisoire, que tout va se jouer. Car cette nouvelle vie n'est pas plus vraie que l'ancienne, une autre pieuvre sociale est toujours à l'oeuvre où qu'on aille, et les pauvres gens ne valent pas mieux que la famille bourgeoise. Ils font aussi le mal à leur échelle, leur misère culturelle et leur pauvreté nous aident certes à les pardonner, on se flagelle un peu au passage et puis surtout ce n'est pas de leur faute au même titre que les bourgeois. Les bourgeois pourraient être bons, ils pourraient faire l'effort. Les pauvres n'ont que l'envie, la médisance, le jugement, le quartier, pour exister un peu. Et ils pratiquent tout cela sans éducation, sans vernis, sans enjoliver. C'est ça ou rien, faut savoir ce qu'on veut. Nous ne parlerons pas ici des riches et des pauvres qui seraient des gens bien, Emmanuel Bove ne les a pas invités à la barre. Même s'ils existent, Benesteau ne les voit pas, il ne les aperçoit plus, il en mourra. Benesteau vit dans une société où il est condamné à faire le bien égoïstement, en solitaire. Le bien est devenu un exercice solitaire et même solipsiste.

Et puis, enfin, avec de la patience et de la constance dans sa bonté, après s'être occupé de cette jeune fille longtemps orpheline, après avoir offert beaucoup d'argent à sa mère une fois guérie, Benesteau apercevra comme un signe de gratitude vraie, mais encore flou, illisible et incertain.

Pour une fois, cela a l'air vrai. Voilà la récompense, voilà une part du pressentiment! Il était possible d'aider vraiment un ou deux êtres, pour obtenir un rayon de gratitude sur un visage. Voilà la disproportion, voilà ce qu'il est possible d'obtenir avec le sacrifice de son ancienne vie, comme si le sort du monde ne dépendait plus que de cette bonté-là, de la bonté individuelle. Le pressentiment, c'est que même si seule une bonté à grande échelle pouvait laver et nourrir la pauvreté, il faudrait encore éduquer, surveiller et punir, juger. Les bourgeois n'y parviennent déjà pas entre eux de manière satisfaisante, alors que peuvent-ils faire pour améliorer le sort de l'humanité? Ce que fait Benesteau sans doute, ni plus, ni moins. La bonté, comme éthique personnelle. Individualisée, elle risque de manquer de moyens et d'envergure, mais c'est le geste qui compte. D'abord ce qui se passe entre deux êtres, pendant ce temps, la société fait son business. 

Voilà ce que l'homme peut obtenir s'il renonce à la vie fausse. Il peut essayer d'introduire un peu de vrai dans une autre vie fausse. Il y a du faux qui laisse un peu de vrai s'infiltrer parfois, comme il y a du faux étanche à toute vérité. Car la vérité provient de notre propre rapport au monde, du regard que nous lui portons. Le pressentiment de Benesteau, c'est que le vrai ne peut plus surgir dans son ancienne vie, qu'il ne pourra surgir qu'en sacrifiant quelque chose: du temps, de l'argent, de la notoriété, de la réputation. Le vrai exige que l'on se compromette, qu'on prenne le risque de se compromettre. Être jugé dans sa fausseté, ce n'est rien, car  c'est être jugé par des gens faux. Être jugé dans sa vérité, et d'abord par soi, en son âme et conscience, c'est ne plus être jugé, c'est être seul.

Le pressentiment, c'est de sentir qu'on n'est plus attaché qu'à cela, pas même à la vie: être attaché à ne plus être jugé, être convaincu d'avoir agi en notre âme et conscience, quoi que les autres en pensent. Mais prétendre pouvoir se soustraire à la pieuvre sociale, c'est prétendre en même temps ne plus avoir peur de la mort, ou plutôt l'ignorer, l'occulter, c'est préférer une forme de suicide à l'aliénation. C'est accepter que rien ne nous survive, c'est partir sans testament.

Benesteau a eu le pressentiment que la mort seule nous juge, car elle nous dit ce que nous avons fait de notre vie. Une fois gravement malade, Benesteau n'y croit pas, il y a là une nouvelle angoisse insupportable. Son instinct de survie est bien trop faible, il se voile la face. Sa pulsion de mort l'emportera sur les recommandations des médecins. L'envie de vivre était-elle assez forte? Benesteau était-il en état d'écouter la moindre recommandation? En changeant de vie, Benesteau avait choisi de ne plus obéir aux mots d'ordre, il ne se mouvait plus qu'à la pitié, à la bonté, presque instinctivement, presque par désoeuvrement. Il errait pour confirmer son pressentiment. Il y a dans cette vie quelque chose qui cloche, et ce n'est pas seulement de devoir mourir, car il y a un peu de temps avant cela pour faire, aimer, agir. Ce n'est pas qu'il n'aurait pas entr'aperçu le vrai ou sa possibilité. Non, le pressentiment, c'est que c'est faux, que même le vrai doit être extorqué au faux, que le faux lui en veut, que le faux ne vaut pas la peine d'être vécu. 

La faux, auquel l'individu Benesteau n'était plus adapté, car il ne comptait plus que pour du faux parmi les siens. Et au moment où il obtient un peu de vrai, la mort se présente, la mort menaçante qui vient lui dire à son tour: "tu ne comptes pas!"

Le pressentiment, c'était de ne compter pour personne. 

Tag(s) : #Littérature, #Philosophie
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