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The Unchanging Sea (1910) Griffith et l'élément poétique du cinéma (Histoire du cinéma #31)

Nous avons vu comment dans ses meilleurs courts métrages du début de sa carrière Griffith sublime l'emploi du montage alterné pour en faire une grammaire essentielle à la narration cinématographique -et qui n'appartient d'ailleurs qu'à cet art : la capacité de montrer successivement plusieurs temporalités simultanées, soit convergentes (le temps qui réunit), soit divergentes (le temps qui sépare).

Héritier de E.S Porter [HDC#19] et de Cecil Heptworth [HDC#22], Griffith utilise le plus souvent le montage alterné comme élément dramaturgique créateur de suspens (la course contre le temps propre au cinéma dont le film The Lonedale Operator 1911 constitue un exemple génial -HDC#32-) ou comme élément psychologique permettant la comparaison, la confrontation, l'émergence de contrastes entre divers modes de vie, milieux, ambiances, préoccupations, comme dans The Usurer 1910  [HDC#30].

Or, en adaptant au cinéma un poème de Charles Kingsley, Griffith inaugure magistralement ce qui sera une autre grande source d'émotion cinématographique, à savoir ni plus ni moins que la sublimation par l'image des rapports qu'entretiennent le temps qui ne passe pas (l'éternité) et le temps qui passe (fait d'instants qui ont rarement valeur d'éternité). Et tandis que le poète se sert des symboles que portent les mots pour créer les images du ressac de la vie où s'entrechoquent l'éternité et le temps qui passe, Griffith parvient à inverser le rapport poétique en partant des images pour rendre compte des symboles de la destinée humaine, montrant ainsi que ce que la poésie peut faire avec des mots, le cinéma peut le faire dans l'autre sens avec des images. Nul n'est besoin de mots en effet au cinéma qui est à l'oeil ce que la musique est à l'oreille... et l'on peut considérer que Griffith est l'inventeur des images-mots, ou images-concepts, lorsqu'il utilise systématiquement dans ce film l'image-concept (qui est aussi une image temps chère à Deleuze) d'une femme seule, toujours filmée de dos, scrutant la mer comme on adresse à Dieu une prière. 

Il faut peu de moyens à la grande poésie, il faut peu de moyens au génie cinématographique. La beauté d'un film n'a nul besoin "des plus belles images de la nature" devant lesquelles on s'extasie aujourd'hui. Griffith a besoin en tout et pour tout d'une plage nue, d'une nature indifférente aux hommes, avec la grande mer, immuable, rejetant ses cadavres, d'un petit village qui semble vivre au rythme des naufrages. Quelques maisons de pêcheurs comme dans La Pointe-courte 1955 de Varda, mais surtout les habitats très sobres de ceux qui bravent le danger pour porter secours plus loin au large, là où la barre maritime est si funeste à ceux qui y échouent, emportés par des courants gémissant sur le malheur des hommes. Et l'on pense ici au sublime Remorques 1941 de Grémillon.      

Comment Griffith parvient-il à mettre son art du montage au service de l'élément poétique? Tout simplement en alternant les images-temps de l'éternité (les hommes et les femmes filmés de dos, face à la mer, dans un temps presque immobile et où l'on revient comme pour un pèlerinage devant le cimetière marin) et les images-temps de la vie qui passe (leur enfant qui grandit, et qui se marie un jour pour abandonner sa mère une seconde fois, car il faut bien vivre.) D'un côté le temps qui passe, d'un autre côté le temps qui ne passe pas, voilà l'essence de tout ce qui est poétique. Griffith, si enclin à nous montrer le drame, la tragédie, le destin, nous montre qu'il y a encore un élément supérieur à tout cela, c'est l'élément poétique. L'élément poétique n'est pas dans ce que la vie fait subir aux hommes mais dans le rapport entre l'instant et l'éternité, entre le temps qui passe et celui qui ne passe pas. 

Et tandis que la femme vient se souvenir contemplant la mer éternelle, tandis qu'elle appelle en scrutant l'au-delà de l'horizon ce qui n'est plus, par un autre tour de la nature, l'homme qu'elle aime séjourne dans l'oubli, après qu'il a été frappé d'amnésie suite au funeste sauvetage dont il n'est jamais revenu. Ainsi la femme ne vit plus que dans l'éternité du souvenir tandis que son homme vit depuis des années en dehors du temps, dans l'errance de ceux qui n'ont plus d'éternité. 

La femme est de dos, car le visage est toujours celui du présent. Point de visage, point de présent. L'éternité se regarde seul, mais tandis que le désert ou la montagne sont les signes de la grandeur de l'absence de Dieu une fois qu'il s'est retiré du monde, la mer demeure le lieu du tumulte où le démiurge donne naissance à tout, même aux souvenirs. La solitude n'est belle que dans l'éternité de l'amour, et si la mer rejette ses cadavres, elle rend aussi aux hommes les seuls souvenirs qui comptent, comme si du malheur lui-même pouvait renaître la vie.

Seul compte le temps qui ne passe pas. 

 

The Unchanging Sea 1910 :  https://youtu.be/oC64UCRLUcg

 

Le poème de Charles KIngsley (1819-1875) :

Three fishers went sailing away to the west,
         Away to the west as the sun went down;
     Each thought on the woman who loved him the best,
         And the children stood watching them out of the town;
         For men must work, and women must weep,
         And there’s little to earn, and many to keep,
           Though the harbour bar be moaning.
 
       Three wives sat up in the lighthouse tower,
         And they trimmed the lamps as the sun went down;
   They looked at the squall, and they looked at the shower,
       And the night-rack came rolling up ragged and brown.
       But men must work, and women must weep,
       Though storms be sudden, and waters deep,
         And the harbour bar be moaning.
 
     Three corpses lay out on the shining sands
       In the morning gleam as the tide went down,
   And the women are weeping and wringing their hands
       For those who will never come home to the town;
       For men must work, and women must weep,
       And the sooner it’s over, the sooner to sleep;
         And good-bye to the bar and its moaning.
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