"La métaphysique m'a toujours paru être un prolongement de notre folie latente. Si nous connaissions la vérité, nous la verrions, et le reste n'est que système et fioritures. Si nous y réfléchissons, il nous suffit de constater l'incompréhensibilité de l'univers ; vouloir le comprendre, c'est être moins qu'un homme, car être homme, c'est savoir qu'on ne le comprend pas.
On me tend la foi comme un paquet bien ficelé sur un plateau tombé de nulle part. On voudrait que je l'accepte, mais sans l'ouvrir.
On me tend la science comme un couteau sur un plat, pour ouvrir les pages d'un livre dont toutes les pages sont blanches. On me tend le doute comme de la poussière au fond d'une boîte ; mais pourquoi m'apporter cette boîte, qui ne contient que de la poussière?
A défaut de savoir, j'écris ; et j'emploie les grands mots de la Vérité, selon les besoins de mon émotion."
"Où donc est Dieu, même s'il n'existe pas? Je voudrais prier et pleurer, me repentir de crimes que je n'ai pas commis, et savourer le pardon comme une caresse qui ne serait pas vraiment maternelle(...)
Quant à un père, je sais seulement son nom; on m'a dit qu'il s'appelait Dieu, mais ce nom n'évoque rien pour moi. La nuit parfois, quand je me sens trop seul, je l'appelle et je pleure, je tente de me former de lui une idée que je puisse aimer... Mais je pense ensuite que je ne le connais pas, qu'il n'est peut-être pas ainsi, que ce ne sera peut-être pas ainsi, que ce ne sera peut-être jamais lui, le vrai père de mon âme(...)
Si seulement Dieu venait un jour me chercher et m'emmenait chez lui, pour me donner chaleur et affection... J'y pense parfois et je pleure de joie, à la seule pensée de pouvoir le penser... Mais le vent traîne dans les rues, les feuilles tombent sur le trottoir... Je lève les yeux et je vois les étoiles, qui n'ont aucun sens... Et au milieu de tout cela il ne reste que moi, pauvre enfant abandonné, dont aucun Amour n'a voulu pour fils adoptif, ni aucune Amitié pour compagnon de jeu."
"Etant donné que la vie est essentiellement un état mental, et que nos actes ou nos pensées n'ont aucune valeur à nos yeux, que celle que nous leur attribuons nous-mêmes, la valorisation ne dépend que de nous. Le rêveur, en somme, est un fabricant de billets, et les billets qu'il émet ont cours dans la cité de son esprit tout comme ceux de la réalité."
"Vivre, c'est être un autre. Et sentir n'est pas possible si l'on sent aujourd'hui comme l'on a senti hier: sentir aujourd'hui la même chose qu'hier, cela n'est pas sentir -c'est se souvenir aujourd'hui de ce qu'on a ressenti hier, c'est être aujourd'hui le vivant cadavre de ce qui fut hier la vie, désormais perdue.
Tout effacer sur le tableau, du jour au lendemain, se retrouver neuf à chaque aurore, dans une revirginité perpétuelle de l'émotion -voilà, et voilà seulement ce qu'il vaut la peine d'être, ou d'avoir (...)
"Il n'est pas de regret plus lancinant que les choses qui n'ont jamais été!"
"J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer.
J'ai souffert au fond de moi, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et les angoisses de tous les temps ont, avec moi, longé le bord sonore de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit -c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à son mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une certaine occasion, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué à cet instant-là -tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et d'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement qui me faisait dormir tout cela.
Nous sommes ceux que nous ne sommes pas, la vie est brève et triste(...)
Ce que l'on a perdu, ce que l'on aurait dû vouloir, ce que l'on a obtenu et gagné par erreur; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite et constater, après l'avoir perdu et l'aimant pour cela même, que tout d'abord nous ne l'aimions pas; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion (...)
Qui sait seulement ce qu'il pense, ou ce qu'il désire? Qui sait ce qu'il est pour lui-même?
Combien je meurs si je sens pour toute chose!"
"Je suis de ces âmes que les femmes disent aimer, et qu'elles ne reconnaissent jamais quand elles les rencontrent."
Fernando Pessoa
"Je vis toujours au présent. L'avenir, je ne le connais pas. Le passé, je ne l'ai plus. L'un me pèse comme la possibilité de tout, l'autre comme la réalité de rien. Je n'ai ni espoirs ni regrets. Sachant ce que ma vie a été jusqu'à maintenant -c'est-à-dire, si souvent et si largement, le contraire de ce que j'aurais voulu-, que puis-je prévoir de ma vie future, sinon qu'elle sera ce que je ne prévois pas, ce que je ne souhaite pas, et qu'elle m'arrivera du dehors, parfois même par le jeu de ma propre volonté? Rien non plus, dans mon passé, que je puisse me remémorer avec l'inutile désir de le revivre. Je n'ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même. Mon passé, c'est tout ce que je n'ai pas réussi à être."
"Organiser notre existence de façon qu'elle soit aux yeux des autres un mystère, et que ceux mêmes qui nous connaissent le mieux nous méconnaissent seulement de plus près que les autres. J'ai façonné ainsi ma vie, presque sans y penser, mais avec tant d'art et d'instinct que je suis devenu pour moi-même une individualité qui n'est ni clairement ni entièrement définie, mais absolument mienne."
"La littérature toute entière est un effort pour rendre la vie bien réelle. Comme nous le savons tous, même quand nous agissons sans le savoir, la vie est absolument irréelle dans sa réalité directe: les champs, les villes, les idées, sont des choses totalement fictives, nées de notre sensation complexe de nous-mêmes. Toutes nos impressions sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature.
Les enfants sont de grands littérateurs, car ils parlent comme ils sentent, et non pas comme on doit sentir lorsqu'on sent d'après quelqu'un d'autre... J'ai entendu un enfant dire un jour, pour suggérer qu'il était sur le point de pleurer, non pas "J'ai envie de pleurer", mais comme l'eût dit un adulte, c'est-à-dire un imbécile, mais; "J'ai envie de larmes." [Voici une phrase totalement littéraire et qu'aucun poète ne songe à écrire.]
"Je ne m'indigne pas, car l'indignation est le fait des âmes fortes; je ne me résigne pas, car la résignation est le fait des âmes nobles; je ne me tais pas non plus, car le silence est le fait des grandes âmes. Or je ne suis ni fort, ni noble, ni grand. Je souffre et je rêve."
"J'ai toujours évité, avec horreur, d'être compris. Être compris c'est se prostituer. J'aime mieux être pris sérieusement pour ce que je ne suis pas, et être ignoré humainement, avec décence, avec naturel.
Rien ne provoquerait autant mon indignation que de voir mes collègues de bureau me trouver "différent". Je veux savourer à part moi cette ironie de ne pas être, pour eux, différent. Je veux endurer ce cilice de les voir me juger semblable à eux, et subir cette crucifixion de ne pas être distingué. Il est des martyrs plus subtiles que ceux des saints et des ermites."
"Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.
Pour moi, si je considère pestes, tempêtes et batailles, j'y vois le produit de la même force aveugle qui s'exerce tantôt grâce à des microbes inconscients, tantôt par le jeu de coups de foudre et de trombes d'eau, eux aussi inconscients, tantôt par le canal d'hommes tout aussi inconscients. Entre un tremblement de terre et un massacre, je ne vois pas d'autre différence que dans un assassinat perpétré avec un couteau ou avec un poignard. Le monstre immanent aux choses utilise tout autant -pour son plus grand bien ou son plus grand malheur, qui, d'ailleurs, semblent lui être indifférents- le mouvement d'un rocher dans les hauteurs que celui de la jalousie ou de la convoitise dans un coeur humain. Le rocher tombe, et vous tue un homme; la jalousie ou la convoitise arment un bras, et le bras tue un homme. Ainsi va le monde, tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.
Pour affronter cette brutalité de l'indifférence, qui constitue le fond visible des choses, les mystiques ont découvert que la meilleure solution, c'était encore le renoncement. Nier le monde, lui tourner le dos comme on se détourne d'un marécage. le nier comme Bouddha en niant sa réalité absolue; le nier comme le Christ, en niant sa réalité relative; le nier..."
[Il est une érudition de la connaissance, qui est ce que l'on appelle proprement l'érudition, et une érudition de l'entendement, qui est ce que l'on appelle la culture. Mais il y a aussi une érudition de la sensibilité.
Cette érudition de la sensibilité n'a rien à voir avec l'expérience de la vie. L'expérience de la vie n'enseigne rien, de même que l'histoire ne nous informe sur rien. La véritable expérience consiste à restreindre le contact avec la réalité, et à intensifier la perception et l'analyse de ce contact. Ainsi la sensibilité vient-elle à se développer et à s'approfondir, car tout est en nous-mêmes; il nous suffit de le chercher, et de savoir le chercher (...)
Condillac commence ainsi son célèbre ouvrage: "Si haut que nous montions, si bas que nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations." Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en nous autrifiant par l'imagination, devenue sensation de nous-mêmes. Les paysages véritables sont ceux que nous créons car, étant leurs dieux, nous les voyons comme ils sont véritablement, c'est-à-dire tels qu'ils ont été créés. Ce qui m'intéresse et que je puis véritablement voir, ce n'est aucune des Sept Parties du Monde; c'est la huitième, que je parcours et qui est réellement mienne.
Quand on a sillonné toutes les mers, on n'a fait que sillonner sa propre monotonie. J'ai déjà sillonné plus de mers qu'il n'en existe au monde, j'ai vu plus de montagnes qu'il n'y en a sur terre. J'ai traversé des villes plus nombreuses que les villes réelles, et les vastes fleuves de nulle part au monde ont coulé, absolus, sous mon regard contemplatif. Si je voyageais, je ne trouverais que la pâle copie de ce que j'ai déjà vu sans jamais voyager (...)
Eternels passagers de nous-mêmes, il n'est pas d'autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n'avons rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers? Car l'univers n'est pas à moi: c'est moi qui suis l'univers.]
"Je sens monter dans mon âme un remords qui est celui de Dieu même pour tout ce qui existe, une sourde passion de larmes pour la condamnation des rêves, dans la chair de ceux qui les ont rêvés... Et je hais sans haine tous les poètes qui ont fait des vers, tous les idéalistes qui ont voulu voir réalisé leur idéal, tous ceux qui ont obtenu ce qu'ils voulaient."
[Rien ne me rebute autant que les vocables de la morale sociale. Déjà le seul mot de "devoir" m'offusque comme le ferait un instrus. Mais les termes de "devoirs civique", "solidarité", "humanitarisme", et d'autres du même acabit, me répugnent comme autant d'ordures qu'on me jetterait à la tête du haut d'une fenêtre. Je me sens offensé de la simple supposition, que d'aventure l'on peut faire, que de pareilles expressions puissent me concerner, et que je puisse leur trouver, je ne dis même pas une certaine valeur, mais seulement un sens quelconque.
J'ai vu tout à l'heure, dans la vitrine d'un magasin de jouets, des objets qui représentent exactement ce que ces expressions signifient pour moi. J'ai vu, sur de fausses assiettes, de faux aliments, pour une dînette de poupées. A l'homme qui existe tel qu'il est, sensuel, égoïste et vaniteux, aimant les autres parce qu'il a le don de la parole, et les détestant aussi, parce qu'il a le don de la vie -à quoi bon proposer à cet homme-là de jouer à la poupée avec des mots dans rime ni raison?]
"Tout ce qui nous arrive de déplaisant dans la vie -les situations ridicules où nous nous trouvons, nos mauvaises actions, nos manquements à l'une ou l'autre vertu-, tout cela doit être considéré comme de simples accidents extérieurs, incapables d'atteindre la substance de notre âme. Traitons-les comme des rages de dents ou des cors aux pieds de la vie elle-même, comme des choses gênantes, extérieures quoique situées en nous, et dont ne doit souffrir que notre existence organique, ou se soucier seulement les éléments vitaux en nous (...)
La vie doit être, pour les meilleurs, un rêve qui se refuse aux confrontations."
"Je suis dans un jour où me pèse, comme si j'allais en prison, la monotonie de toute chose. Cette monotonie n'est cependant , à tout prendre, que la monotonie de moi-même. Chaque visage, même celui d'une personne rencontrée la veille, est différent aujourd'hui, puisque aujourd'hui n'est pas hier. Chaque jour est le jour présent, et il n'y en a jamais eu de semblable au monde. C'est dans notre âme seule qu'il y a identité -identité que l'âme éprouve, quoique de façon trompeuse, avec elle-même, et par laquelle tout se ressemble et tout se simplifie. Le monde est chose séparées et arêtes diverses; mais, si nous sommes myopes, c'est un brouillard insuffisant et continu."
"Je sens parfois, m'éveillant dans la nuit, des mains invisibles qui tissent ma destinée.
La tragédie essentielle de ma vie est, comme toutes les tragédies, une ironie du destin. Je rejette la vie réelle comme une condamnation; je rejette le rêve comme une libération infâme. Mais je vis ce qu'il y a de plus sordide, le plus quotidien dans la vie réelle; et je vis ce qu'il y a de plus intense et de plus constant dans le rêve. Je suis comme un esclave qui s'enivrerait pendant la sieste -deux déchéances en un seul corps."
"J'ai assisté, incognito, à la déroute progressive de ma vie, au lent naufrage de tout ce que j'aurais voulu être. Je peux dire, et c'est une de ces vérités mortes sans qu'il soit besoin de fleurs pour le dire, qu'il n'est pas une seule chose que j'aie voulue -ou en laquelle j'aie placé, même un instant, ne fût-ce que le rêve de cet instant- qui ne se soit réduite en miettes sous mes fenêtres comme de la poussière, telle une pierre, tombant d'un pot de fleurs du dernier étage. On dirait même que le Destin s'est toujours plu à me faire aimer ou vouloir tout d'abord ce qu'il disposait lui-même pour que je voie bien, dès le lendemain, que je ne le possédais ni le le posséderais jamais (...)
J'ai été poursuivi, comme par un malin génie, par le sort qui veut que je ne puisse jamais rien désirer sans savoir aussi que je n'obtiendrai rien. Si, l'espace d'un instant, je vois dans la rue le contour nubile d'une jeune fille et si, même avec une complète indifférence, j'imagine un instant ce que j'éprouverais s'il m'appartenait -immanquablement, à dix pas de mon rêve, cette jeune fille rencontre un homme dont je vois aussitôt qu'il est son mari ou son amant. Un romantique en ferait une tragédie; un étranger vivrait cela comme une comédie; mais moi, je mêle l'un à l'autre, car je suis romantique au fond de moi, et étranger à moi-même: et je tourne la page sur une nouvelle ironie (...)
Je suis, en grande partie, la prose même que j'écris. Je me déroule en périodes et en paragraphes, je me sème de ponctuations et, dans la distribution sans frein des images, je me déguise, comme les enfants, en roi vêtu de papier journal ou, dans la façon dont je crée du rythme à partir d'une série de mots, je me couronne, comme les fous, de fleurs séchées, mais toujours vivantes dans leurs rêves. Et, par dessus tout, je suis calme comme un pantin qui prendrait conscience de lui-même et hocherait la tête, de temps à autre, pour que le grelot perché au sommet de son bonnet pointu (et d'ailleurs partie intégrante de sa tête) fasse résonner au moins quelque chose -vie tintinnabulante d'un mort, frêle avertissement au Destin."
"Les sentiments qui nous font le plus souffrir, les émotions qui nous étreignent le plus douloureusement, sont aussi les plus absurdes: l'envie de choses impossibles, justement pace qu'elles sont impossibles, la nostalgie de ce qui n'a jamais été, le désir de ce qui aurait pu être, la douleur de ne pas être différent, l'insatisfaction de voir le monde exister. Tous ces demi-tons de la conscience créent en nous un paysage douloureux, un éternel soleil couchant de ce que nous sommes. La sensation que nous avons de nous-mêmes est alors celle d'une campagne déserte qui va s'assombrissant; tristesse des roseaux au bord d'un fleuve où nul bateau ne passe, coulant clairement des eaux noires entre des rives lointaines (...)
Réfléchissant à tout cela, si je regarde autour de moi, pour voir si la réalité apaise ma soif, ce que je vois, ce sont des maisons sans expression, des figures sans expression, des gestes sans expression. Pierres, corps ou idées -tout cela est mort. Tous les mouvements sont arrêtés -en un même arrêt dans lequel ils se figent tous. Rien ne me dit rien. Rien ne m'est connu, non que je le trouve bizarre, mais parce que je ne sais ce que c'est. J'ai perdu le monde. Et tout au fond de mon âme -seule une réalité de cet instant- il y a une douleur intense et invisible, une tristesse semblable au bruit d'un homme pleurant dans une pièce obscure."
"Je ressens le temps avec une immense douleur. Quitter quelque chose me cause toujours un choc disproportionné. Le pauvre meublé où j'ai vécu quelques mois, ou la table de cet hôtel de province où j'ai passé six jours, jusqu'à la triste salle d'attente, dans une gare de chemin de fer, où j'ai perdu deux heures à attende un train -d'accord, mais les petites choses de la vie, quand je les quitte et que je pense, avec toute ma sensibilité nerveuse, que je ne les reverrai ni ne les retrouverai plus jamais, du moins telles qu'en ce moment, unique et précis- alors ces choses me font mal métaphysiquement. Je sens un abîme s'ouvrit dans mon âme et le souffle froid de la bouche de Dieu frôler ma joue livide.
Le temps! Le passé! Soudain quelque part -un chant, un parfum senti par hasard -soulève en mon âme le bâillon qui étouffait mes souvenirs... Tout ce que j'ai été et ne serai jamais plus! Tout ce que j'ai eu, et n'aurai plus jamais! Et les morts! Ces morts qui m'ont aimé tout enfant! Quand je les évoque, toute mon âme se glace et je me sens banni des coeurs humains, seul dans la nuit de moi-même, et pleurant, tel un mendiant, le silence de toutes les portes."
"C'était comme une lassitude de l'effort d'exister, un vague sommeil envahissant les derniers gestes de l'action. Ah! ce sont des après-midi d'une si douloureuse indifférence que, bien avant de commencer dans les choses, c'est en nous que commence l'automne.
Chaque nouvel automne se rapproche du dernier automne que nous connaîtrons, et il en va de même du printemps ou de l'été; mais l'automne évoque, par sa nature même, la fin de tout, tandis qu'au printemps ou en été, par la grâce du regard, il nous est facile de l'oublier. Ce n'est pas encore l'automne, il ne flotte pas encore dans l'air le jaune des feuilles tombées sur le sol, ou l'humide tristesse du temps qui va devenir bientôt l'hiver. Mais on sent une ombre de tristesse anticipée, une mélancolie en habits de voyage, dans le sentiment qui nous rend vaguement attentifs à la dispersion multicolore des choses, à la voix différente du vent, à la paix comme vieillie qui se répand, à la tombée de la nuit, dans toute la présence inévitable de l'univers (...)
Déjà, dans tout ce que je pense de moi, je chemine parmi les feuilles et la poussière du parvis, dans l'orbite dénuée de sens de rien du tout, faisant un vague bruit de vie sur les dalles limpides qu'un soleil oblique dore de fin du monde, je ne sais où.
Tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai rêvé, tout ce que j'ai ou n'ai pas accompli -tout cela s'en ira avec l'automne, comme les allumettes usées qui jonchent le sol en tous sens, ou les papiers froissés en boules factices, ou les grands empires, les religions au grand complet, les philosophies que se sont amusés à créer les enfants somnolents de l'abîme."
"Je sais bien qu'il est aisé d'élaborer une théorie de la fluidité des choses et des âmes, de percevoir que nous sommes un écoulement intérieur de vie, d'imaginer que ce que nous sommes représente une grande quantité, que nous passons par nous-mêmes, et que nous avons été nombreux... Mais il y a autre chose ici que ce simple écoulement de notre personnalité entre ses propres rives: il y a l'autre, l'autre absolu, un être étranger qui m'a appartenu. Que j'aie perdu, avec l'âge, l'imagination, l'émotion, un certain type d'intelligence, un certain mode des sentiments -cela, tout en me peinant, ne me surprendrait guère. Mais à quoi est-ce que j'assiste lorsque, me relisant, je crois lire un inconnu? Au bord de quelle eau suis-je donc, si je me vois au fond?
Il m'arrive aussi de retrouver des passages que je ne me souviens pas d'avoir écrits -ce qui n'est pas pour me surprendre- mais que je ne me souviens même pas d'avoir pu écrire- ce qui m'épouvante. Certaines phrases appartiennent à une autre mentalité. C'est comme si je retrouvais une vielle photo, de moi sans aucun doute, avec une taille différente, des traits inconnus -mais indiscutablement de moi, épouvantablement de moi."
"Collaborer, se lier, agir avec d'autres, tout cela résulte d'une impulsion métaphysiquement morbide. L'âme donnée à un individu ne doit pas être prêtée pour ses relations avec les autres. Le fait divin d'exister ne doit pas être livré au fait satanique de coexister.
Lorsque je me livre, il semble que je m'agrandisse, alors qu'en fait je me diminue. Vivre avec les autres, c'est mourir. Pour moi, seule mon autoconscience est réelle: les autres sont des phénomènes incertains se déroulant dans cette conscience, et il serait morbide de leur prêter une réalité par trop véritable (...)
Notre vie d'adultes se borne à faire l'aumône aux autres. Nous vivons tous des aumônes d'autrui. Nous gaspillons notre personnalité en orgies de coexistence (...)
Expliquer, c'est se refuser à croire. Toute la philosophie se ramène à une diplomatie sous les espèces de l'éternité (...)
Les autres, qu'ont-ils de commun avec le monde que je porte en moi?
Nous ne savons jamais quand nous sommes sincères. Peut-être ne le sommes-nous jamais. Et même si nous sommes sincères aujourd'hui, nous pouvons très bien l'être demain pour un motif opposé."
"D'autres viendront, qui se pencheront à la même fenêtre que les gens d'autrefois; et ils dorment à présent, ceux qui ont oublié l'ombre mauvaise, nostalgiques d'un soleil qu'ils ne possédaient pas; et moi-même, qui ose sans rien accomplir, je mourrai sans remords, parmi les roseaux trempés, tout embourbé par la rivière proche et ma sourde fatigue, sous de vastes automnes de fin du jour, tombant à d'impossibles confins. Et à travers tout cela, comme un sifflement de l'angoisse mise à nu, je sentirai mon âme embusquée derrière la rêverie -hurlement profond et pur, inutile au plus obscur du monde."
"Personne ne pourra me dire qui je suis, ni ne saura qui j'ai été."
"Tous ceux que j'ai aimés m'ont oublié dans l'ombre. Personne n'a rien su du dernier bateau"
"Combien de choses, que nous tenons pour justes ou certaines, ne sont que des vestiges de nos rêves, le somnambulisme de notre incompréhension?"
"J'ai rencontré aujourd'hui dans la rue, séparément, deux de mes amis qui s'étaient brouillés l'un avec l'autre. Chacun d'eux me conta la raison pour laquelle ils s'étaient brouillés. Chacun d'eux me dit la vérité. Chacun m'exposa ses raisons. Tous deux avaient raison, entièrement raison. Non pas que l'un ait vu une chose, et l'autre une autre, ou que l'un ait vu un aspect des choses et l'autre un aspect différent. Non: chacun d'eux voyait une chose différente et chacun d'eux, par conséquent, avait raison.
Je suis resté perplexe devant cette double existence de la vérité."
"Je suis hautement sociable, de façon hautement négative. Je suis l'être le plus inoffensif qui soit. Mais je ne suis pas davantage; je ne veux pas, je ne peux pas être davantage. J'ai à l'égard de tout ce qui existe une affection visuelle, une tendresse de l'intelligence -rien dans le coeur. Je n'ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien. J'exècre, effaré et écoeuré, les sincères de toutes les sincérités et les mystiques de tous les mysticismes, ou plutôt, et pour mieux dire, les sincérités de tous les sincères et les mysticismes de tous les mystiques. Cette nausée devient presque physique lorsque ces mysticismes sont actifs, qu'ils prétendent convaincre l'esprit des autres ou commander à leur volonté, trouver la vérité ou réformer le monde."
"La bonté est un caprice de notre tempérament: nous n'avons pas le droit de rendre les autres victimes de nos caprices, même par humanité ou par tendresse. Les bienfaits sont quelque chose qu'on nous inflige: c'est pourquoi, froidement, je les exècre.
Si je ne fais pas de bien, par souci moral, je n'exige pas non plus qu'on m'en fasse. Si je tombe malade, ce qui m'ennuie le plus c'est que j'oblige quelqu'un à me soigner, chose que je répugnerais moi-même à faire pour un autre. Je ne suis jamais allé voir un ami malade. Et chaque fois que j'étais malade, je subissais chaque visite comme une gêne, une insulte, une violation injustifiable de mon intimité profonde. Je n'aime pas qu'on me fasse des cadeaux; on semble ainsi m'obliger à en faire à mon tour -aux mêmes gens ou à d'autres, peu importe (...)
Je m'estime heureux de n'avoir plus de famille. Ainsi ne suis-je pas contraint d'aimer qui que ce soit. Je n'ai de regrets que littérairement (...)
Je n'ai jamais aimé personne. Ce que j'ai le plus aimé, ce sont mes sensations."
"Je professe les opinions les plus opposées, les croyances les plus diverses. C'est que jamais je ne pense, ne parle ou n'agis. Ce qui pense, parle ou agit pour moi, c'est toujours un de mes rêves, dans lequel je m'incarne à un moment donné.
Je discours et c'est un moi-autre qui parle. De vraiment moi, je ne ressens qu'une incapacité énorme, un vide immense, une incompétence totale devant la vie. Je ne connais aucun des gestes qui aboutissent à un acte réel.
Je n'ai jamais appris à exister."
"Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux.
Ce qui était moral autrefois est devenu pour nous pure esthétique... Ce qui était social est aujourd'hui individuel...
A quoi bon contempler des crépuscules, puisque j'ai en moi des milliers de crépuscules différents -sans compter ceux qui n'en sont pas- et puisque, non seulement je les contemple en moi, mais encore puisque je les suis, en moi-même?"
"Nous vivons presque toujours à l'extérieur de nous, et la vie elle-même est une dispersion perpétuelle. Et pourtant nous tendons vers nous-mêmes comme vers un centre autour duquel nous décrivons, telles des planètes, des ellipses absurdes et lointaines.
Je suis plus vieux que le Temps et l'Espace, parce que je suis conscient. C'est de moi que les choses dérivent; et le Nature entière est la fille aînée de mes sensations.
Je cherche -et ne trouve rien. Je veux, et ne peux pas.
C'est sans moi que le soleil naît et s'éteint; sans moi que la pluie tombe et que gémit le vent. Les saisons ne s déroulent pas pour moi, ni le cours des mois ni la course des heures.
Maître du monde en moi, comme autant de domaines que je ne puis emporter avec moi."
"Des fragments verbaux d'envie, de luxure, de vulgarité, viennent frapper mon sens de l'ouïe. Des murmures à peine susurrés ondulent vers ma conscience.
Je perds peu à peu conscience du fait que je coexiste à tout cela, que je m'avance réellement, entendant mais voyant à peine, parmi des ombres qui ne représentent des êtres, et des endroits où les êtres ne sont à leur tour que des ombres. Je trouve, peu à peu, obscurément et confusément, incompréhensible le fait que tout cela puisse exister, face au temps éternel et à l'espace infini.
Je me mets alors, par une association d'idées toute passive, à penser aux hommes qui ont eu, de ce temps et de cet espace, une conscience capable d'analyse et de compréhension au point de se perdre en elle. Il est pour moi parfaitement grotesque de penser que parmi des hommes tout semblables, par des nuits sans nul doute pareilles à celles-ci, dans des villes ne différant certainement pas beaucoup de celle où je pense aujourd'hui -que les Platon, les Scot Erigène, les Kant et les Hegel ont pour ainsi dire oublié tout le reste, sont devenus différents en quelque sorte de tous ces gens-là. Et ils appartenaient pourtant à la même humanité.
Et moi-même qui me promène ici en remuant ces pensées, avec quelle horrible netteté je me sens à l'écart, étranger, incertain."
"Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser... Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage - c'est cela la sagesse...
Cet instinct sacré qui nous pousse à n'avoir point de théorie...
"Je me suis efforcé de ne recueillir, de toutes mes pensées, de tous les chapitres quotidiens de mon existence, que des sensations à l'état pur. J'ai imposé à toute ma vie une orientation esthétique; et cette esthétique, je l'ai orientée dans un sens purement individuel. Je l'ai rendue totalement mienne.
Je me suis appliqué ensuite, dans le cours étudié de mon hédonisme intérieur, à fuir les sensibilités sociales. Je me suis cuirassé lentement contre le sens du ridicule. Je me suis entraîné à rester insensible à l'appel de l'instinct comme aux sollicitations.
J'ai réduit mon contact avec les autres au strict minimum. J'ai fait de mon mieux pour perdre tout amour de la vie. je me suis dépouillé progressivement du désir de gloire lui-même, comme un homme recru de fatigue se dépouille de ses vêtements pour goûter le repos (...)
Quels sont mes rêves? Je ne sais. J'ai déployé tous mes efforts pour arriver à un point où je ne sache plus à quoi je pense, à quoi je rêve, ni quelles sont mes visions. Il me semble que je rêve de toujours plus loin, et de plus en plus le vague, l'imprécis, l'invisionnable.
Je n'élabore pas de théories sur la vie. Je ne me demande pas si elle est bonne ou mauvaise. A mes yeux elle est cruelle et triste, et entremêlée de rêves délicieux. Que m'importe ce qu'elle est pour les autres?
La vie des autres me sert seulement à vivre à leur place et, pour chacun d'eux, la vie qui dans mon rêve me paraît leur convenir le mieux."
"S'il est une chose que cette vie nous offre et dont, à part la vie elle-même, nous ayons à remercier les dieux, c'est bien le don de notre propre ignorance: car nous nous ignorons nous-mêmes, et nous nous ignorons les uns les autres. L'âme humaine est un abîme sombre et visqueux, un puits qu'on utilise jamais à la surface du monde. Nul ne pourrait s'aimer lui-même s'il se connaissait réellement; et si la vanité - ce sang de la vie spirituelle- n'existait pas, nous péririons tous d'anémie de l'âme. Aucun homme ne connaît un autre homme, et c'est heureux; car, s'il le connaissait, il reconnaîtrait en lui - que ce soit mère, femme ou enfant - son intime et métaphysique ennemi."
"Je n'ai jamais aimé qu'une seule fois. Des sympathies, j'en ai rencontré toute ma vie, auprès de tout le monde. Même une vague relation ne faisait preuve que bien rarement de grossièreté, de brusquerie, ou simplement de froideur à mon égard. J'ai rencontré parfois des sympathies que j'aurais pu -enfin, peut-être-, en y mettant un peu du mien, transformer en amour ou en affection. Je n'ai jamais eu la patience ou la contention d'esprit suffisantes pour éprouver seulement l'envie de faire l'effort nécessaire."
"Ne se soumettre à rien -ni homme, ni amour, ni idée; garder cette indépendance distante consistant à ne croire ni à la vérité ni, à supposer qu'elle existe, à l'avantage de la connaître -tel est l'état dans lequel, me semble-t-il, doit s'écouler, pour elle-même, la vie intérieure et intellectuelle des hommes qui ne peuvent vivre sans penser. Appartenir -banalité suprême. Credo, idéal, femme ou métier -autant de geôles et de fers. Être, c'est demeurer libre. L'ambition elle-même, si nous en tirons quelque orgueil, devient un fardeau: nous n'y verrions aucun sujet de fierté si nous comprenions que nous sommes des pantins manipulés au bout d'une ficelle. Non, aucun lien, pas même avec nous-mêmes! Libres de nous comme des autres, contemplatifs sans extase, penseurs sans conclusions, nous vivrons, libérés de Dieu, le bref intermède que la distraction des bourreaux nous accorde, là-bas, tout au bout de la parade. Demain, la guillotine. Si ce n'est pas demain, c'est pour après-demain. Promenons au soleil notre repos d'avant la fin, ignorant délibérément les buts et les conséquences. le soleil viendra dorer nos fronts sans rides, et la brise sera fraîche pour ceux qui auront cessé d'espérer.
Je jette ma plume sur la table, et la voilà qui roule et qui revient, sans que je la saisisse au passage, sur la surface inclinée où je travaille. J'ai tout éprouvé d'un seul coup. Et ma joie subite s'est manifestée dans ce geste, dicté par une colère que je n'éprouve pas."
"La vertu ne connaît pas de juste récompense, ni le péché de juste châtiment. Récompense ou châtiment seraient d'ailleurs également injustes. La vertu comme le péché sont des manifestations inévitables de nos organismes, condamnés à l'un ou à l'autre, et purgeant la peine d'être bons ou la peine d'être mauvais. C'est pourquoi les récompenses et les châtiments -mérités par des humains qui, n'étant rien et ne pouvant rien, ne peuvent rien mériter non plus -sont placés par toutes les religions en d'autres mondes, dont aucune science ne peut nous parler, ni aucune foi nous donner la vision."
"On se fatigue de penser pour parvenir à une conclusion, car plus on pense, analyse et distingue, et moins on parvient à une conclusion.
On tombe alors dans une telle inertie que tout ce qu'on demande, c'est de bien comprendre ce qui a été exposé -une attitude d'esthète, car on veut comprendre sans être réellement intéressé, sans se soucier de savoir si ce que l'on a compris est vrai ou non; sans rien voir d'autre, dans ce que l'on a compris, que la façon exacte dont tout cela a été présenté, et le statut de beauté rationnelle qu'elle assume de ce fait.
On se lasse de penser, d'avoir des opinions personnelles, de vouloir penser pour agir. On ne se lasse point, cependant, d'adopter, même transitoirement, les opinions d'autrui, dans le seul but d'éprouver leur influence, sans pour autant céder à leur impulsion."
"A part ces rêves banals, hontes quotidiennes des bas-fonds de l'âme, que personne n'oserait avouer et qui hantent nos veilles comme des fantômes sordides, abcès gras et visqueux de notre sensibilité réprimée -que de choses ridicules, effarantes et indicibles l'âme peut encore, et au prix de quels efforts, reconnaître au tréfonds d'elle-même!
L'âme humaine est un asile de fous, peuplé de caricatures. Si une âme pouvait se révéler dans toute sa vérité, et s'il n'existait pas une pudeur plus profonde que toutes les hontes connues et étiquetées -elle serait, comme on le dit de la vérité, un puits, mais un puits lugubre hanté de bruits vagues, peuplé de vies ignobles, de viscosités sans vie, larves dépourvues d'être, bave de notre subjectivité."
"Lacet dénoué, l'âme n'existe pas par elle-même. Les grands paysages sont pour demain, et quant à nous, nous avons déjà vécu. Le dialogue interrompu a tourné court. Qui aurait cru que la vie, ce serait cela?
Je me perds et je me trouve, je doute si je crois, je ne possède pas si j'ai déjà obtenu. Je dors comme si je me promenais, mais je suis éveillé. Je m'éveille comme si je dormais, et je ne m'appartiens pas. La vie, au bout du compte, est en elle-même une longue insomnie, coupée de sursauts lucides dans tout ce que nous pensons et faisons."
"Ma soif d'être complet m'a laissé dans cet état d'inutile tristesse.
La futilité tragique de la vie.
Ma curiosité, soeur des alouettes.
L'angoisse perfide des couchants, timide gréements des aurores."
"La sincérité d'une parole intelligente n'a rien à voir avec le naturel d'une émotion spontanée (...)
Nous sommes tous égaux dans notre faculté d'erreur et de souffrance. On ne vit sans subir que si l'on vit sans sentir; et les esprits les plus élevés, les plus nobles, les plus prévoyants sont ceux-là même qui subissent et qui souffrent de ce qu'ils avaient justement prévu et méprisé. C'est ce qu'on appelle la Vie."
"Le monde où nous sommes nés souffre d'un siècle et demi de renoncement et de violence -renoncement des êtres supérieurs et violence des êtres inférieurs, qui y trouvent leur victoire.
Aucune qualité supérieure ne peut s'affirmer à l'époque moderne, que ce soit par l'action ou par la pensée, dans la sphère politique ou dans la sphère spéculative.
Le déclin de l'influence aristocratique a créé une atmosphère de brutalité et d'indifférence envers les arts, où une sensibilité raffinée ne peut trouver refuge. Le contact de l'âme avec la vie la fait souffrir, de plus en plus. L'effort est de plus en plus douloureux, parce que les conditions extérieures de cet effort sont de plus en plus odieuses.
Le déclin des idéaux classiques a fait de tous les hommes des artistes virtuels et, par conséquent, de mauvais artistes. Lorsque le critère de l'art était une construction solide, un respect scrupuleux des règles, bien peu pouvaient se risquer à être des artistes, et parmi ceux-là, la plupart étaient fort bons. Mais lorsque l'art cessa d'être considéré comme une création, pour devenir l'expression des sentiments, alors chacun put devenir artiste, puisque tout le monde a des sentiments."
"Je ne peux lire, parce que mon sens critique suraigu n'aperçoit que des défauts, imperfections, améliorations possibles. Je ne peux rêver, parce que j'éprouve mon rêve de façon si vive que je le compare au réel, et sens aussitôt que le rêve, lui, n'est pas réel, si bien qu'il perd aussitôt toute valeur. Je ne peux me distraire dans une contemplation innocente des choses et des hommes, parce que l'envie de l'approfondir est irrésistible: comme mon intérêt ne peut exister sans elle, ou bien il en meurt, ou bien il se tarit.
Je ne puis me distraire par des spéculations métaphysiques, parce que je ne sais que trop bien, et par ma propre expérience, que tous les systèmes sont défendables et intellectuellement possibles: et pour jouir de cet art tout intellectuel de construire des systèmes, il me faudrait pouvoir oublier que le but de toute spéculation métaphysique est la recherche de la vérité."
"Je me suis efforcé de ne recueillir, de toutes mes pensées, de tous les chapitres quotidiens de mon existence, que des sensations à l'état pur. J'ai imposé à toute ma vie une orientation esthétique; et cette esthétique, je l'ai orientée dans un sens purement individuel. Je l'ai rendue totalement mienne.
Je me suis appliqué ensuite, dans le cours étudié de mon hédonisme intérieur, à fuir les sensibilités sociales. Je me suis cuirassé lentement contre le sens du ridicule. Je me suis entraîné à rester insensible à l'appel de l'instinct comme aux sollicitations.
J'ai réduit mon contact avec les autres au strict minimum. J'ai fait de mon mieux pour perdre tout amour de la vie. je me suis dépouillé progressivement du désir de gloire lui-même, comme un homme recru de fatigue se dépouille de ses vêtements pour goûter le repos (...)
Quels sont mes rêves? Je ne sais. J'ai déployé tous mes efforts pour arriver à un point où je ne sache plus à quoi je pense, à quoi je rêve, ni quelles sont mes visions. Il me semble que je rêve de toujours plus loin, et de plus en plus le vague, l'imprécis, l'invisionnable.
Je n'élabore pas de théories sur la vie. Je ne me demande pas si elle est bonne ou mauvaise. A mes yeux elle est cruelle et triste, et entremêlée de rêves délicieux. Que m'importe ce qu'elle est pour les autres?
La vie des autres me sert seulement à vivre à leur place et, pour chacun d'eux, la vie qui dans mon rêve me paraît leur convenir le mieux."
"Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser... Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage - c'est cela la sagesse...
Cet instinct sacré qui nous pousse à n'avoir point de théorie...
"S'il est une chose que cette vie nous offre et dont, à part la vie elle-même, nous ayons à remercier les dieux, c'est bien le don de notre propre ignorance: car nous nous ignorons nous-mêmes, et nous nous ignorons les uns les autres. L'âme humaine est un abîme sombre et visqueux, un puits qu'on utilise jamais à la surface du monde. Nul ne pourrait s'aimer lui-même s'il se connaissait réellement; et si la vanité - ce sang de la vie spirituelle- n'existait pas, nous péririons tous d'anémie de l'âme. Aucun homme ne connaît un autre homme, et c'est heureux; car, s'il le connaissait, il reconnaîtrait en lui - que ce soit mère, femme ou enfant - son intime et métaphysique ennemi."
"L'art consiste à faire éprouver aux autres ce que nous éprouvons, à les libérer d'eux-même, en leur proposant notre personnalité comme libération particulière. L'impression que j'éprouve, dans sa substance véritable qui me fait l'éprouver, est absolument incommunicable; et plus je l'éprouve profondément, plus elle est incommunicable. Pour que je puisse, par conséquent, transmettre ce que je ressens à quelqu'un d'autre, il me faut traduire mes sentiments dans son langage à lui, autrement dit, exprimer les choses que je ressens de telle façon qu'en les lisant, il éprouve exactement ce que j'ai éprouvé. Et comme ce quelqu'un d'autre, par hypothèse de l'art, n'est pas telle ou telle personne, mais tout le monde, c'est-à-dire cette personne qui appartient en commun à toutes les personnes, ce que je dois faire, en fin de compte, c'est convertir mes sentiments propres en un sentiment humain typique, même si, ce faisant, je pervertis la nature véritable de ce que j'ai éprouvé."
"Ai-je donc menti? Non: j'ai compris.
Car le mensonge -en dehors du mensonge enfantin et spontané, qui naît du désir de rêver tout éveillé- est simplement la prise de conscience de l'existence réelle des autres, et de la nécessité où l'on est d'y conformer la nôtre. Le mensonge est simplement le langage idéal de l'âme; et de même que nous nous servons des mots, qui sont des sons articulés de manière absurde, pour traduire en langage réel les mouvements les plus subtils et les plus intimes de nos émotions et de nos pensées (que les mots, bien entendu, ne pourront jamais traduire) - de même nous nous servons du mensonge et de la fiction pour nous comprendre les uns les autres, alors que nous n'y parviendrons jamais par le seul canal de la vérité, pure et intransmissible (...)
Faire semblant, c'est aimer."
"L'art nous délivre, de façon illusoire, de cette chose sordide que nous sommes. Aussi longtemps que nous éprouvons les maux et les affronts subis par Hamlet, prince du Danemark, nous n'éprouvons pas les nôtres -vils parce que ce sont les nôtres, et vils tout simplement parce qu'ils sont vils.
L'amour, le sommeil, la drogue et les stupéfiants sont des formes d'art élémentaires, ou plutôt, des façons élémentaires de produire le même effet que les siens. Mais amour, sommeil ou drogues apportent tous une désillusion particulière. L'amour lasse ou déçoit. Après le sommeil, on s'éveille, et tant qu'on a dormi, on n'a pas vécu. Les drogues ont pour prix la ruine de l'organisme même qu'elles ont servi à stimuler. Mais en art, il n'y a pas de désillusion, car l'illusion a été admise dès le début. En art il n'est pas de réveil, car avec lui on ne dort pas - même si l'on rêve. En art, nul prix ou tribut à payer pour en avoir joui.
Le plaisir que l'art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler: nous n'avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords.
Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir: la trace d'un passage, le sourire offert à quelqu'un d'autre, le soleil couchant, le poème, l'univers objectif.
Posséder, c'est perdre. Sentir sans posséder, c'est conserver, parce que c'est extraire de chaque chose son essence."
"Subitement, comme si quelque destin magicien venait de m'opérer d'une cécité ancienne avec des résultats immédiats, je lève la tête, de mon existence anonyme, vers la claire connaissance de la façon dont j'existe. Et je vois que tout ce que j'ai fait, pensé ou été, n'est qu'une sorte de leurre et de folie. Je suis effaré de tout ce que j'ai réussi à ne pas voir. Je suis dérouté par tout ce que j'ai été et qu'en fait, je le vois bien, je ne suis pas (...)
Tout ce que j'ai fait, pensé ou été, n'est qu'une somme de soumissions, ou bien à un être factice que j'ai cru être moi, parce que j'agissais en partant de lui vers le dehors, ou bien au poids de circonstances que je crus être l'air même que je respirais. Je suis, en cet instant de claire vision, un être soudain solitaire, qui se découvre exilé là où il s'était toujours cru citoyen. Jusqu'au plus intime de ce que j'ai pensé, je n'ai pas été moi (...)
Je sais que je n'ai été qu'erreur et égarement, que je n'ai pas vécu, que je n'ai existé que dans la mesure où j'ai empli le temps avec de la conscience, de la pensée. "
"... et un dédain profond, un dédain écoeuré pour tous ces gens qui travaillent pour l'humanité, qui luttent pour la patrie, et qui donnent leur vie pour que la civilisation continue...
... un dédain doublé d'écoeurement pour ces gens qui ignorent que la seule réalité, pour chacun d'eux, c'est son âme, et que le reste -le monde extérieur- et les autres- n'est qu'un cauchemar inesthétique, semblable au résultat, dans les rêves, d'une indigestion de l'esprit.
Mon aversion pour l'effort grandit, jusqu'à l'horreur presque gesticulante, devant toutes les formes d'effort violent -et la guerre, le travail énergique et productif, l'aide qu'on apporte aux autres, tout cela n'est à mes yeux qu'une espèce d'impudeur...
Et, face à la réalité suprême de mon âme, tout ce qui est utile, tout ce qui est extérieur me paraît frivole et trivial, comparé à la pure et souveraine grandeur de mes rêveries les plus originales, les plus souvent réelles. A mes yeux, ce sont ces rêves-là qui sont les plus réels."
"Donner à chaque émotion une personnalité, à chaque état d'âme, une âme."
"S'il pouvait penser, le coeur s'arrêterait"
"Je m'irrite du bonheur de tous ces gens qui ne savent pas qu'ils sont malheureux."
"Mon incapacité à vivre, je l'ai qualifiée de génie, et ma lâcheté, je l'ai déguisée en raffinement"
"La seule façon de te procurer des sensations neuves, c'est de te construire une âme neuve. Efforts bien inutiles que les tiens, si tu cherches à sentir des choses différentes sans les sentir de façon différente, et à sentir de façon différente sans néanmoins changer d'âme. Car les choses sont telles que nous les ressentons -depuis combien de temps sais-tu cela, sans vraiment le savoir? -et la seule façon de faire qu'il y ait des choses nouvelles, et de sentir des choses nouvelles, c'est de faire du nouveau dans ta façon de les sentir.
-Changer d'âme, comment? - A toi de le découvrir.
Dès le moment où nous naissons jusqu'à celui où nous mourons, nous changeons lentement d'âme, tout comme nous changeons de corps. Arrange-toi pour que ce changement soit rapide, de même que dans certaines maladies ou convalescences, le corps change rapidement lui aussi."
"Chaque maison devant laquelle je viens à passer, chaque villa, chaque maisonnette isolée, aux murs enduits de blancheurs et de silence -chacune d'elles est un logis où, pour un moment, je m'imagine vivre, tout d'abord heureux, puis en proie à l'ennui, enfin las de tout; et je sens qu'après l'avoir quittée, j'éprouve un regret immense de l'époque où j'y ai vécu. Si bien que tous mes voyages se transforment en une moisson douloureuse et ravie de grandes joies, d'ennui sans fin, et d'innombrables nostalgies fictives.
Puis, en passant devant maisons, pavillons et villas, je déroule en moi l'existence de tous les gens qui vivent là-dedans. Je vis à la fois toutes ces vies domestiques. Je suis le père, la mère et les enfants, les cousins, la bonne et le cousin de la bonne, tout cela en même temps, grâce à cet art spécial qui me permet d'éprouver simultanément diverses sensations distinctes, et de vivre en même temps -tout à la fois du dehors, en les voyant, et du dedans, en me les éprouvant moi-même -la vie de diverses personnes.
J'ai crée en moi diverses personnalités. J'en crée constamment de nouvelles. Chacun de mes rêves s'incarne, dès son apparition, en quelqu'un d'autre, qui se met à rêver à ma place.
Pour créer, je me suis détruit; je me suis extériorisé au-dedans de moi à tel point qu'en moi, je n'existe plus qu'extérieurement. Je suis la scène où passent divers acteurs, jouant diverses pièces."
"Je me trouve dans un tram, et j'examine lentement, à mon habitude, tous les détails concrets des personnes qui se trouvent devant moi; Pour moi les détails sont des choses, des mots, des phrases. Cette robe que porte la jeune fille assise en face de moi, je la décompose en ces divers éléments: l'étoffe dont elle est faite et le travail qu'elle a demandé (...)
C'est la vie sociale tout entière qui s'étend sous mes yeux, du seul fait que j'ai devant moi, au-dessous d'un cou brun, qui de l'autre côté supporte je ne sais quelle tête, une bordure, irrégulièrement régulière, d'un vert sombre sur le vert plus clair de la robe.
En outre, je devine les amours, les cachotteries et l'âme de tous ceux qui ont oeuvré pour que la femme qui se trouve là, devant moi, dans un tram, porte, autour de son cou de mortelle, la sinueuse banalité d'un galon de soie vert sombre faisant des grâces au bord d'un tissu d'un vert plus clair.
J'ai le vertige. Les banquettes du tram, garnies de paille aux brins alternativement plus fins et plus robustes, m'emportent vers des régions lointaines, se multiplient en industries, ouvriers et maisons d'ouvriers, existences, réalités -tout.
Je descends du tram, épuisé, somnambulique. J'ai vécu la vie tout entière."
"Je suis à peu près convaincu de n'être jamais réveillé. J'ignore si je ne rêve pas quand je vis, si je ne vis pas quand je rêve, ou si le rêve et la vie ne sont pas en moi des choses mêlées, intersectionnées, dont mon être conscient se formerait par interpénétration.
Parfois, plongé dans la vie active qui me donne, comme à tout le monde, une claire vision de moi-même, je sens m'effleurer cependant une étrange sensation de doute; je ne sais plus si j'existe, je sens que je pourrais être le rêve de quelqu'un d'autre; il me semble, presque physiquement, que je pourrais être un personnage de roman se mouvant, au gré des longues vagues du style, dans la vérité toute faite d'un vaste récit.
J'ai remarqué, bien souvent, que certains personnages de roman prennent à nos yeux un relief que ne possèderont jamais nos amis ou nos connaissances, tous ceux qui nous parlent et nous écoutent, dans la vie réelle et bien visible. Et j'en viens à rêver à cette question, à me demander si tout n'est pas, dans la totalité de ce monde, une série imbriquée de rêves et de romans, comme de petites boîtes placées dans d'autres plus grandes, et celles-ci à leur tour contenues dans d'autres boîtes encore -tout serait, comme dans les Mille et Une Nuits, une histoire contenant d'autres histoires et se déroulant, fallacieuse, dans la nuit éternelle.
Si je pense tout me paraît absurde; si je sens, tout me paraît étrange; si je veux ce qui veut est quelque chose d'étranger au fond de moi. Chaque fois qu'une action se produit en moi, je m'aperçois que je n'ai pas été moi-même. Si je rêve, j'ai l'impression d'être écrit par quelqu'un d'autre. Si je sens, j'ai l'impression qu'on me peint; si je veux, j'ai l'impression d'être placé dans un véhicule comme une marchandise qu'on expédie, et de me déplacer, par un mouvement que je crois volontaire, vers un endroit où je n'ai réellement voulu aller qu'après y être parvenu."
"La liberté, c'est la possibilité de s'isoler. Tu es libre si tu peux t'éloigner des autres hommes et que rien ne t'oblige à les rechercher, ni le besoin d'argent, ni l'instinct grégaire, l'amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d'aliment dans la solitude et le silence. S'il t'es impossible de vivre seul, c'est que tu es né esclave. Tu peux bien posséder toutes les grandeurs de l'âme ou de l'esprit: tu es un esclave noble, ou un valet intelligent, mais tu n'es pas libre."
"Ah! quelle erreur crasse, quelle erreur douleureuse que cette distinction, établie par les révolutionnaires, entre les bourgeois et le peuple, ou les nobles et le peuple, ou gouvernants et gouvernés! La distinction réelle se fait entre adaptés et inadaptés."
"Le Christ est une forme d'émotion"
"L'ennui... Qui possède des Dieux n'est jamais possédé par l'ennui. L'ennui est l'absence de mythologie. Si l'on ne possède pas de croyances, le doute même est impossible, le scepticisme lui-même n'a pas la force de douter. Oui, l'ennui c'est cela: la perte, pour l'âme, de sa capacité à se mentir, le manque, pour la pensée, de cet escalier inexistant par où elle accède, fermement, à la vérité."
"La tristesse solennelle qui hante toutes les grandes choses -les cimes comme les vies grandioses, les nuits profondes comme les poèmes éternels."
"Nous pouvons mourir si nous n'avons fait qu'aimer. Nous aurons failli si nous avons diverti".
"Heureux celui qui ne demande pas plus à la vie qu'elle ne lui offre spontanément, et qui suit l'instinct des chats, qui recherchent le soleil quand il fait soleil et, en son absence, la chaleur, où qu'elle se trouve. Heureux celui qui renonce à sa personnalité pour son imagination, et qui fait ses délices du spectacle de la vie des autres, en vivant, non pas toutes les impressions, mais la représentation, tout extérieure, des impressions des autres; Heureux, enfin, celui qui renonce à tout, et auquel, puisqu'il a renoncé à tout, on ne peut plus rien enlever ni retrancher.
Le paysan, le lecteur de romans, le pur ascète -ces trois-là connaissent le bonheur, car ils renoncent tous trois à leur personnalité: l'un parce qu'il vit selon l'instinct, qui est impersonnel, le deuxième parce qu'il vit par l'imagination, qui est oubli, le dernier parce qu'il ne vit pas et que, sans être mort, il dort.
Rien ne me satisfait, rien ne me réconforte, et je suis saturé de tout -que cela ait existé ou non. Je ne veux pas avoir d'âme, et je ne veux pas y renoncer. Je désire ce que je ne désire pas, et renonce à ce que je ne possède pas. Je ne peux être ni rien, ni tout: je suis la passerelle jetée entre ce que je ne peux ni avoir ni vouloir."
"Alors, pourquoi écrire? Parce que, tout en prêchant le renoncement, je n'ai pas encore appris à le pratiquer entièrement, ni renoncé à ma tendance à écrire vers et prose. Il me faut écrire, comme on accomplit une peine. Et le pire, c'est de savoir que ce que j'écris est totalement raté, futile et nébuleux (...)
"Plus nous avançons dans la vie, et plus nous nous convainquons de deux vérités qui, cependant, se contredisent. L'une est que, face à la réalité de la vie, on trouve bien pâles toutes les fictions de l'art et de la littérature. Elles procurent, c'est certain, un plaisir plus noble que ceux de la vie réelle; malgré tout, elles sont comme les rêves au cours desquels nous éprouvons des sentiments qu'on ne connaît pas dans la vie, et nous voyons se conjuguer des formes qui, dans la vie, ne sauraient se rencontrer; elles sont malgré tout des rêves, dont on s'éveille et qui ne nous laissent ni ces souvenirs, ni ces regrets qui pourraient nous faire vivre ensuite une seconde vie.
L'autre vérité est que, puisque toute âme noble aspire à parcourir la vie en son entier, à faire l'expérience de toutes les choses, de tous les lieux et de tous les sentiments susceptibles d'être vécus, et que cela est impossible -alors la vie en totalité ne peut être vécue que subjectivement, et n'être vécue dans toute sa substance que si nous la nions.
Ces deux vérités sont irréductibles l'une à l'autre. Le sage s'abstiendra de vouloir les conjuguer, tout autant que de rejeter l'une ou l'autre. Il lui faudra cependant en choisir une, tout en regrettant l'autre; ou les rejeter toutes les deux, en s'élevant au-dessus de lui-même jusqu'à un nirvana privé."
"Il règne une grande paix que je ne possède pas moi-même, froidement éparse dans l'air automnal et abstrait. Ne la possédant pas, j'éprouve le plaisir vague de supposer qu'elle existe. Mais, en réalité, il n'y a ni paix ni absence de paix (...)
Je sens et j'oublie. Une nostalgie vague, celle de tout un chacun pour toute chose, m'envahit comme un opium émanant de l'air froid. Il y a en moi une extase de voir, intime et postiche. (...)
Qui donc me sauvera d'exister? Ce n'est pas la mort que je veux, ni la vie: mais cet autre chose qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d'une caverne dans laquelle on ne peut descendre. C'est tout le poids, toute la douleur de cet univers réel et impossible, de ce ciel, étendard d'une armée inconnue, de ces tons pâlissant lentement dans un air fictif, où le croissant d'une lune imaginaire émerge dans une blancheur électrique et figée, découpé en bords lointains et insensibles.
C'est le manque immense d'un dieu véritable qui est ce cadavre vide, cadavre du ciel profond et de l'âme captive. Prison infinie -et parce que tu es infinie, nulle part on ne peut te fuir!"
"J'ai toujours été un rêveur ironique, infidèle à mes promesses intérieures. J'ai toujours savouré -étant autre, et étranger- la déroute de mes songes, spectateur fortuit de ce que j'avais cru être. Je n'ai jamais ajouté foi à cela même en quoi je croyais. J'ai rempli mes mains de sable, que j'ai appelé or, et puis j'ai rouvert les mains et l'ai laissé s'échapper. La phrase était mon unique vérité. Une fois la phrase dite, tout était accompli, le reste n'était que du sable, comme il l'avait toujours été."