Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Man's Genesis (Griffith -1912) Histoire du cinéma #35

Même s'il n'a pas de valeur cinématographique particulière, ce petit film constitue une preuve supplémentaire que Griffith a vraiment touché à tout avec sa caméra. Aucun sujet ne lui semblait en effet devoir être écarté du cinéma : pour lui, tous les thèmes sont susceptibles de retenir l'intérêt du spectateur.  Nul autre que Griffith n'a autant vérifié la sentence d'Aristote selon laquelle, parmi tous les sens, c'est celui de la vue que préfèrent les hommes car c'est celui qui lui apprend le plus grand nombre de choses. L'homme est curieux par la vue, et c'est d'abord l'oeil qui le fait s'intéresser à toutes choses dans ce monde.

Bien que caricatural (comme le seront la plupart des films de ce genre), Man's Genesis fut à la fois le premier film "préhistorique" (qui fut suivi d'un boum considérable du traitement de cette thématique au cinéma) mais aussi celui qui plu d'emblée aux darwiniens. Quant aux disciplines relevant de l'étude du champ préhistorique ou de celui de l'éthologie, elles en étaient à peine à leurs balbutiements ou n'existaient quasiment pas en 1912 (les travaux d'un Lorenz datent de la fin des années 40) et il ne faut donc surtout pas oublier en regardant ce film que nous le voyons avec des yeux influencés par nos connaissances actuelles, tandis que Griffith a seulement pu faire preuve d'imagination et d'intuition (sans doute à partir d'une lecture de Darwin?), mais non sans le génie qui le caractérise.

Point de horde ni de chef de meute dans ce film, point de sorcier pratiquant des sacrifices, point de roi disposant de toutes les femmes du clan mais une romance préhistorique qui met en scène la lutte de deux hommes pour une femme. Cela évite à Griffith d'avoir à traiter la difficile question de l'accès aux femmes et sa réglementation par le groupe, telle qu'un Lévy-Strauss a su la mettre en évidence. (On notera au passage que l'accès aux hommes pour les femmes est un sujet beaucoup plus tardif et qui a longtemps moins intéressé la sociologie que la littérature...) Non, Griffith choisit un thème d'étude et il s'y tient : la thèse darwinienne de la survie et de la reproduction des plus aptes a pour conséquence, en particulier chez l'homme, de sélectionner non pas systématiquement les hommes les plus forts physiquement, mais ceux présentant d'autres qualités que l'on suppose celles de l'altruisme et de l'intelligence (au sens le plus large). Raison pour laquelle, tout au long de l'Histoire, ce sont aussi les attributs du pouvoir (y compris religieux) et de la richesse qui le leur procure, que les hommes rechercheront comme substituts à la force brute (la maîtrise de la parole et de la culture n'en étant que les formes les plus raffinées mais non les moins sournoises). Car l'accès aux femmes ne se fait pas sans armes ni atouts : de la gentillesse et de l'humilité altruistes jusqu'aux ruses et aux stratégies les plus perfides, l'homme étant en concurrence avec l'homme, celui-ci ne se présente pas sans armes ni "qualités" devant la femme.    

Et c'est bien de l'invention de l'arme dont il s'agit ici et donc de la mise en évidence de l'intelligence humaine capable de repérer et d'utiliser à son compte l'affordance des objets qui l'entourent afin d'en obtenir des avantages pour lui-même ou pour le groupe, augmentant ainsi ses chances de survie et de reproduction. Notre préhistorique Robert Haron, soumis au stress d'autodéfense et au désir de rejoindre la sémillante Mae Marsh (en tenue d'été) afin de l'extraire de l'emprise  des muscles du très primitif et limité Wilfred Lucas, découvre qu'un simple bâton et une pierre percée d'un trou ont une affordance réciproque (pas très difficile à mettre en évidence à la saison des amours). Ainsi le bâton devient un manche et la pierre une masse, le tout représentant la première arme. Et peu importe que la première arme ait été inventée pour se protéger, chasser ou agresser, on sait ce qu'il en est de l'invention humaine. 

Ce que ne développe pas ensuite Griffith mais que les dernières images suggèrent, non seulement en montrant le vainqueur triomphant et brandissant son arme mais aussi en filmant d'autres hommes de la tribu se mettant en marche pour aller découvrir cet exploit, c'est que l'homme disposant d'une faculté d'imitation plus développée que chez n'importe quelle autre espèce (l'oeil et le sens de l'affordance combinés), une telle invention ne put se répandre parmi les hommes que comme une traînée de poudre. Un grand cinéaste, qui connaissait bien Griffith (sans trop le dire) fut Stanley Kubrick, qui sut se souvenir dans Shining -1980, non seulement de la célèbre scène de l'agression à la hache dans le Lys brisé -Griffith 1919, mais d'abord de ce film préhistorique, dès 1968, dans la première scène de 2001 l'Odyssée de l'espace.

Et même si nos trois protagonistes dans ce film ne semblent pas dotés d'un langage et d'une parole bien développés, cette théorie de l'affordance des objets ici très efficacement traitée, devrait mettre davantage la puce à l'oreille à tous nos mystiques de l'apparition du langage qui n'en situe ni l'origine (bien évidemment!) ni les causes. Car en effet, dès que l'association de signifiants sonores produits par l'appareil phonatoire humain put avoir lieu, par un même effet d'affordance entre ces signifiants et leur action possible sur le monde, le langage été né (et peu importe ici le caractère arbitraire des mots car seul compte  leur aptitude à signifier). Ainsi, avec le langage, l'homme disposa d'emblée de l'arme (également à double tranchant) la plus puissante qui soit. Il n'y a donc aucun mystère particulier dans l'apparition du langage. Au commencement n'était pas le Verbe mais l'oeil humain et sa capacité à associer, et son esprit lui permettant de découvrir l'affordance de toutes choses entre elles, en particulier celles des signifiants et des objets. L'oreille et la voix prirent ici le relai de l'oeil. Que ce langage soit ensuite doté de lois et de capacités à traduire le monde en abstractions, qu'il conduise aux surpuissantes mathématiques, il s'agit là d'une autre histoire, d'une autre émergence au sens de Morin.  

Edgar Morin a-t-il pu être influencé par le film de Kubrick et donc par ce simple film de Griffith? En tous cas, la thèse de l'émergence est bien présente au cinéma dès 1912, grâce au génie de Griffith.

Man's Genesis : https://youtu.be/zQ3gaYbb38I

Tag(s) : #Cinéma, #Préhistoire
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :