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L'étudiant de Prague (1913) Histoire du cinéma #36
L'étudiant de Prague (1913) Histoire du cinéma #36

Jusqu'à ce film tout à fait novateur, le cinéma n'avait encore jamais produit de film dont le thème principal fut l'âme humaine, a fortiori un film où les tournages en extérieurs, la lumière, la photographie, le cadrage disent l'expression même de la psyché en proie à ses errances et à ses tourments. Il sera le précurseur de l'expressionnisme allemand, digne héritier du romantisme littéraire. 

Tandis que le cinéma de Griffith en est encore en 1913 aux films d'action et aux mélodrames, et que le cinéma européen s'essaie aux études de moeurs (Sjöström et son laborieux Ingeborg Holm) ou aux films historiques (lesquels, le plus souvent, ont si mal vieilli), avec L'étudiant de Prague le cinéma atteint pour la première fois une dimension proprement esthétique, possédant une épaisseur, baignant dans une atmosphère quasi-métaphysique, dorénavant bien éloignée du merveilleux et de l'onirique d'un Méliès.   

Le fantastique, l'inconscient, le sentiment étrange -propre au romantisme- d'habiter ou plutôt d'hanter un monde rendu inhospitalier par l'omniprésence de forces inconnues mais dans lequel le salut -celui du sens de la vie- ne peut être trouvé que dans la confrontation avec l'amour et avec la mort en même temps, voici tous les ingrédients de la condamnation sans appel qui décidera de la tragique destinée de Balduin notre jeune étudiant praguois (Paul Wegener).
Comme nous l'ont montré les poètes romantiques (Goethe, Musset, Poe...) - thème du double ô combien faustien ! - quoi qu'il fasse, l'homme ne peut jamais être égal à lui-même, il ne peut jamais se correspondre, ni dans l'amour, ni dans le désir, ni dans le temps, et cette incapacité d'être en accord avec son double, avec son passé, sa naissance, son éducation, sa mémoire, est le déchirement que doit vivre toute conscience humaine. Vouloir vivre en paix avec son image dans le miroir de sa propre vie, cela vient le plus souvent trop tard... Et il s'agit bien dans l'amour de Balduin pour sa comtesse de ne plus être soi (un amour dans lequel il voit précisément un amour triomphant de la mort puisqu'il l'a sauvée de la noyade). Mais le prix à payer pour ne plus être soi est très cher car il nécessite de vendre son âme, d'en accepter son irrémédiable scission. Le désir lui-même, incarné par l'admirable Lyda Salmonova, attirante, sauvage et séductrice comme une nature éternellement jeune, n'y pourra rien : c'est avec la mort que Balduin veut en découdre, et donc avec l'amour, avec l'amour de lui-même comme idée la plus haute... L'idée se soi la plus haute fera de Balduin un Narcisse sans reflet.   

La caméra de Hans Heinz Ewers nous propose une esthétique tantôt impressionniste, tantôt expressionniste, admirablement mise en valeur par le travail photo de Guido Seber ; les cadrages parfois très recherchés (les voûtes, les escaliers) traduisent une âme tourmentée et désemparée, tandis que l'errance de Balduin dans le vieux Prague, dans ses ruelles, ses châteaux, ses ruines, ses tombes, nous plonge dans une métaphysique existentielle où chaque pierre est froide comme la mort, noire et luisante comme une âme orpheline dans l'éternité de la condition humaine.

La postérité d'une telle esthétique sera tout à fait remarquable de Murnau jusqu'à Carol Reed en passant par Fritz Lang et tant d'autres. Un cinéma qui aura dorénavant parmi ses ambitions de pouvoir révéler des correspondances entre les formes architecturales et l'archéologie des tréfonds de la conscience humaine.   

https://youtu.be/zKPc0g9_Va0?feature=shared

Tag(s) : #Cinéma, #Littérature
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