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Rodrigo Sorogoyen (né en 1981) -cinéaste (Madre-2019)

Pour Alexandra

Madre (2019)

Marta Nieto: Elena

Jules Porier: Jean

Alex Brendemühl: Joseba

 

Il y a d'abord un générique qui est comme un lever du jour sur un tableau de lettres numériques (un peu à la manière d'Alighiero Boetti) Ce sont les lettres qui forment les noms de ceux qui ont fait le film. Ceux qui ont fait le film sont des mortels, c'est-à-dire des artistes, des accoucheurs d'émotions, de beauté et de liberté. Ils font du cinéma comme le soleil donne la lumière et la mer le sable. Le temps du film sera éphémère comme le sont chaque souffle du vent, chaque marée, chaque vague. Madre sera un grand vent d'émotions dans l'océan immense de nos perceptions, Madre sera libre comme tout ce qui est plus puissant que l'homme, Madre est la mère et le fils de la terre où l'on vit, meurt et ressent. Les noms du générique s'effaceront sous l'action des forces de la nature, comme des traces sur le sable, pour laisser la place à un film. Tout est filmé en grand angle, parce que la liberté est immense et que les forces de la nature sont supérieures à tout, en l'homme et en dehors de l'homme. L'homme est un grand vent qui claque comme dans St-John Perse. Et si toi aussi tu es ce vent, tout peut t'arriver en bien comme en mal, et tu peux te laisser porter comme une vague qui échouera inévitablement sur le sable.

Un film, qu'est-ce que c'est un film? Il faut que ce ne soit pas du cinéma. Où plutôt, il faut que cela se passe comme en nous-mêmes, que nous puissions tour à tour être tous les personnages. Non pas s'identifier, mais vivre. Le cinéma qui ne fait pas son cinéma, c'est de la vie. Peut-être que nous avons été Jean, peut-être que nous avons été Elena, ou Joseba, ou Ramon. Est-ce que nous aussi, nous avons vécu dans la famille de Jean? Est-ce que nous aussi, nous avons vécu un drame douloureux et irréparable? Est-ce que nous aussi nous avons aimé plus que l'autre? Est-ce que nous avons une histoire personnelle qui fait que nous en voulons terriblement à quelqu'un? D'une manière ou d'une autre, nous avons été, nous sommes et sous serons tout cela.

Sorogoyen a le génie de juxtaposer des vies, des vitesses, des moments de vie, des histoires, que nous portons déjà en nous-mêmes, et sans jamais juger. Il montre des psychologies, des comportements, et il nous laisse condamner ou approuver. Et nous ne condamnons pas, nous ne désapprouvons pas. Nous apprenons. Le condamnable n'est jamais montré, nous l'avons imaginé et c'est plus que suffisant. La nudité complète de cette femme si belle n'est pas nécessaire. Montrer un rapport sexuel entre Elena et Joseba ou entre Elena et Jean, comme l'auraient fait tant de cinéastes, est à mille lieux de la démarche de Sorogoyen. Elena est déjà nue en dehors de son corps et sa sexualité ne nous sera pas dévoilée, car tout cela serait indécent, si indécent, si impudique. Et ce qui finira par la traverser porte le beau nom de manque et non celui de désir. Il ne s'agira jamais pour elle de jouir mais d'être enfin de nouveau elle-même dans la présence de l'amour, dans le bien-être de ce qui peut enfin commencer.   

Elena a perdu son fils à l'âge de six ans, parce que le père de l'enfant, Ramon, négligent, l'a laissé trop longtemps seul sur une plage immense du pays basque français. Elena vit ce drame en direct, dans l'impuissance la plus totale, en entendant son fils au téléphone lui dire sa solitude sur la plage, puis sa peur, puis la terreur d'une tentative de fuite, hélas inutile, à l'approche d'un homme que nous devinons être un prédateur. Scène d'une tension incroyable et à l'inventivité digne d'Hitchcock: l'angoisse, la panique... le cerveau qui recherche en même temps toutes les solutions pour comprendre, identifier, rassurer, pour agir afin de tenter de sauver l'enfant. Seule une localisation immédiate du portable par la police eût peut-être permis de sauver l'enfant... Mais ce n'est pas la procédure officielle, et il n'y a plus d'espoir, si ce n'est qu'un doute infime subsistera sur la survie de l'enfant. Un doute infime qui empêchera surtout le deuil. Désormais, Elena ne peut plus croire à l'instance symbolique qui d'ordinaire protège: celle du père défaillant comme celle de la police. Elle conservera néanmoins les liens symboliques minimums d'usage avec le monde, car c'est une femme douce et agréable qui a réussi à survivre, notamment grâce à Joseba, un amant-ami qui l'a beaucoup aidé, un homme compréhensif et patient qui désire faire sa vie avec elle. Elena a comme philosophie de la vie une phrase ritournelle: "Et pourquoi pas?" qui en dit long sur la compréhension du monde qu'elle a acquise: le hasard est le père de tous les malheurs et donc sans doute de tous les bonheurs, mais comment connaître encore le goût du bonheur? Le salut ne viendra pas du symbolique -il ne vient jamais du symbolique, le symbolique aide seulement à tenir debout, à ne pas sombrer dans la folie- mais de l'imaginaire et surtout du réel. 

Elena est restée digne et droite; elle est humble et travailleuse, elle se contente de peu, d'un équilibre précaire. Sur le plan affectif, elle ressent par procuration, elle se laisse porter par l'extrême attention de Joseba. Elena n'a développé aucun goût évident pour la transgression, elle ne se réfugie ni dans l'alcool, ni dans la drogue, ni en servant de pâture aux hommes. Elle fait la fête de temps en temps, pour oublier, mais cela ne lui réussit pas spécialement. Elle joue à faire la fête, elle joue aux repas entre amis, elle joue à devenir la compagne de Joseba, mais tout cela sonne faux pour elle, et elle n'est jamais véritablement à sa place nulle part, comme Jean, adolescent du "milieu de la fratrie", coincé entre deux frères, ne se sent pas à sa place ni dans sa famille (pourtant normale à souhait), ni auprès des filles inconstantes de son âge.  

Elena est venue vivre en bord de mer sur une plage qui ressemble à celle où son fils a disparu. Elle travaille dans un restaurant de bord de mer pour les touristes. Elle arpente la plage de long en large durant ses heures de loisir, elle est attentive aux groupes de jeunes ados qui dépensent leur belle énergie à courir, nager, surfer. Toute la puissance et l'innocence de la vie est là, dans ces corps découvrant l'ivresse de vivre. Le fils d'Elena aurait dû être l'un d'eux. Elle les dévisage longuement, aime leur présence, leurs essaims dont elle aime être traversée lorsqu'elle marche. Elle est attirée par la ruche de la jeunesse comme par le futur antérieur de sa vie. Elle ressent leur énergie originelle, lorsque la vie ouvre seulement ses pages, à l'âge où tout peut encore s'écrire, la vie avant l'amour, avant le drame, avant la responsabilité, avant la culpabilité.

Elle n'a pas pu cacher qu'elle avait perdu son fils dix ans auparavant. Les habitués du coin le rapportent aux nouveaux venus, aux touristes. Elle est "la folle de la plage". Pour Elena, l'insupportable, c'est la compassion, c'est la curiosité dont elle est l'objet. Elle ne peut pourtant fuir le monde ni le faire taire. Où qu'elle aille elle serait une femme belle et seule, sans enfant, elle serait une anomalie.

Et puis un jour, un ineffable va créer un lien. Deux imaginaires vont se rencontrer dans le réel, deux quêtes aussi. Elena est d'abord sans doute victime d'une méprise bien compréhensible entre cet ado et la probable projection, au moins partielle, de son amour pour son fils sur Jean. Quelque chose d'indicible, un message secret de la vie, cet irrationnel qui précède et permet tout amour (parce qu'il n'est pas une demande, une conquête, mais un envahissement), une intuition, un regard, une sensation étrange -comme un appel irrésistible-, un étonnement, un déclic, une force, une nature... tout cela pousse Elena à suivre Jean lors de son retour de la plage jusqu'à son domicile, pour vérifier, pour savoir, parce que c'est une impulsion, une attirance nécessaire, une rencontre, un mystère, un surgissement, une nouveauté radicale.

Jean s'en aperçoit. Il viendra dorénavant tous les jours parler à Elena et n'aura pas peur de lui faire la cour, comme n'importe quel homme mais pas comme n'importe quel homme. Ce sont les mots qu'il faut, c'est l'innocence qu'il faut, c'est la détermination qu'il faut. L'amour de Jean pour Elena est d'emblée total et inconditionnel, c'est un amour neuf, vierge, pur, naissant. C'est la marque de l'adolescence (qui n'a jamais d'âge en amour) car pour aimer ainsi, il faut que le monde ne compte plus, il faut se sentir capable de le refaire, de ne pas le subir, de ne pas le servir, de ne pas s'y aliéner. Jean à l'âge du fils perdu d'Elena, Elena a l'âge d'être sa mère. Et bien sûr, il y a dans l'imaginaire de chacun d'eux, depuis leur rencontre, une âme qui vient combler un manque, malgré une histoire personnelle si différente chez un enfant de 16 ans et chez une femme trentenaire. Le manque se comble, l'amour se tisse. Mais ce qui peut permettre de comprendre n'explique pas: l'écart d'âge est seulement ici une beauté et une innocence. Jean et Elena vivent une évidence. Les causes psychologique possibles de ce qui leur arrive ne nous intéressent finalement pas, et l'on n'a pas envie d'être trop analyste ici, puisqu'il s'agit du bonheur de vivre et de ressentir, et que personne ne fait du mal à personne. Il est vrai que Jean et Elena ont la chance d'être très intelligents et de ressentir les limites de leur aventure et d'abord le respect de l'autre. Jamais ils ne jouent à un jeu véritablement dangereux pour eux. C'est comme s'ils savaient qu'il s'agit d'une magie éphémère, d'une promesse faite à chaque instant de leur rencontre, d'une catharsis. Personne ne peut le comprendre véritablement de l'extérieur, évidemment pas la famille de Jean, tandis que Joseba pourrait comprendre mais ne pourra pas le supporter. Ce qui opère entre Elena et Jean, c'est la magie d'un commencement; c'est, pour Jean, la possibilité de naître, et pour Elena celle de renaître. Et durant tout le film, ils se regardent, ils se cherchent, ils se parlent avec les yeux et avec le sourire.

Et c'est une belle vérité que nous rappelle Sorogoyen: cet amour, à la limite de l'interdit, clairement transgressif vu de l'extérieur -bien qu'aucun passage à l'acte, qu'aucune sexualité ne viennent rendre le malaise plus grand- est une possibilité de la vie, un "pourquoi pas" cher à Elena, mais surtout c'est un lien insécable entre deux êtres, une fibre d'amour tissée à jamais et qu'il les rendra chacun plus fort, plus conscients, plus apaisés, comme immortels dans leur souvenir. 

Il leur suffira d'avoir choisi l'un pour l'autre la liberté -Jean en fuguant quelques heures, Elena en renonçant pour toujours à la paix du ménage avec Joseba- il leur suffira d'une étreinte, de quelques baisers vibrants d'amour et spontanés d'un désir qui paraît encore si chaste parce que débordant d'une tendresse pure, consacrant le respect absolu de leur condition d'homme et de femme, ici et maintenant, dans une éternité qui n'appartiendra pour toujours qu'à eux deux dans la liberté et le hasard du monde, afin que Jean soit à jamais apaisé, parce qu'il aura pu aimer, parce qu'il aura connu l'amour vrai et que cela fera de lui un homme sûr de son âme, et pour qu'Elena sente à nouveau qu'elle peut aimer, qu'elle peut pardonner aux hommes -comprendre enfin la douleur de Ramon- et survivre à elle-même.

L'amour est la rencontre imprévisible de ce que nous avons tendance à croire impossible: d'abord naître une fois pour toute dans un amour dont la force et la beauté n'ont rien à voir avec sa durée, et puis renaître à nous-mêmes, alors qu'on croit que c'est foutu, que ça n'arrivera plus, qu'on a déjà trop souffert, car la naissance de l'amour authentique est ce qu'il y a de plus rare au monde.

L'amour authentique? Celui où le lien tisse l'âme.

Un beau film sur l'incertitude, l'indicible, la capacité à renaître, sur le lien humain possible entre un commencement d'homme et un recommencement de femme. 

 

Tag(s) : #Cinéma
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