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Histoire du cinéma #24 : L'absurde et la réversibilité du temps au cinéma (The Impossible Convicts - G.W. Bitzer 1906)

La logique des hommes suit le plus souvent le continuum de la flèche du temps même si le souvenir et l'imagination permettent d'y inclure des réminiscences du passé et l'anticipation du futur. Mais quel que soit le mode temporel dans lequel l'homme raconte ou imagine, les repères de l'avant, du pendant et de l'après y sont toujours à leur place. Et même les rêves, qui semblent faire abstraction de bien des logiques habituelles de l'esprit conscient et qui sont déconnectés de toute temporalité réelle, ne racontent pas une histoire en inversant la marche habituelle du temps. Des scènes et des visions bien étranges s'y déroulent parfois, mais même par bribes de temps, une chronologie interne à chaque rêve est préservée. Le cinéma, qui est comme un rêve sans limites, est l'art du temps par excellence parce qu'il est capable non seulement d'y montrer toutes les temporalités, tous les rythmes et toutes les durées, mais aussi parce que le temps y est réversible de bien des manières.  

Le flash-back, inventé dès 1901 par Ferdinand Zecca ("Histoire d'un crime" - Histoire du cinéma #16) ne remet pas en cause la marche du temps tandis que la seule inversion du temps permise par la rétroprojection du film, même si elle constitue une réelle réversibilité du temps et modifie déjà considérablement nos repères, est vite comprise par l'esprit humain, malgré son étonnement, comme dans le film des Frères Lumière de 1896 qui semble défier les lois de la physique au-delà même de celles du temps ("Démolition d'un mur" - Histoire du cinéma #6).

Mais que se passerait-il si un cinéaste avait l'idée de conjuguer sans interruption dans un film des marches en arrière et des marches en avant de telle sorte qu'il ne soit plus possible au spectateur d'y repérer la moindre logique non seulement de temps mais aussi de sens?  C'est l'idée géniale qu'a eue G.W. Bitzer en 1906 dans un film hors-normes "The Impossible Convicts", où le sens est non seulement mis sans dessus-dessous dans l'espace mais aussi sans avant ni après dans le temps. Bitzer nous montre en quelques minutes ce que le cinéma peut apporter à la pensée de l'absurde (avant même que la littérature des Ionesco, AdamovBeckett... puis la peinture d'Escher, ne s'entichent de ce thème). Au-delà de l'humour que génère cet art de l'absurde, c'est sa portée philosophique qui nous saute d'abord aux yeux: sans continuité dans nos repères temporels, nous sommes incapables de comprendre l'action des hommes dans l'espace.  Et l'on pense alors aux paléontologues, aux archéologues et aux historiens qui ont tant besoin de dates et de continuums quand il serait si trompeur de ne pas en disposer. Et l'on pense encore à cette jouissance, parfois à cette jubilation de l'esprit que Freud et Lacan repèrent dans le mot d'esprit, dans lequel la construction du sens se mord la queue -au sens phallique de la psychanalyse- puisque le sens et le non-sens s'y côtoient le temps d'un éclair, comme indissociables et exprimant la liberté du jeu des signifiants. Ce que montre Bitzer, c'est donc un défilé et un enchaînement de signifiants qui, en lieu et place de traits d'esprit, produisent des traits d'espace-temps, sans queue ni tête. Quelque part entre névrose et psychose, le spectateur est emporté dans un labyrinthe de non-sens, dans une exploration de l'avant et de l'après impossible à relier, dans un mouvement aussi aléatoire que perpétuel, bref, dans une folie qui est aussi une farce et qui donne à penser autrement les éléments machiniques et déterministes de l'organisation de la vie humaine. Introduire de la discontinuité, voilà ce qui en tout art, en toute pensée, en toute vie, est proprement jubilatoire, malgré le danger d'y être déboussolé.  

Le cinéaste russe Boris Barnet dans son film "La Maison de la place Troubnaïa-1928) puis le peintre Cornélius Escher retrouveront, avec le génie qui leur est propre, cette vision esthétique et philosophique initiée par G.W. Bitzer. 

"The Impossible Convicts" : https://youtu.be/ls1-ZTxTqjY

BORIS BARNET (1928)

BORIS BARNET (1928)

ESCHER (1951)

ESCHER (1951)

Tag(s) : #Cinéma, #Philosophie
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