Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

The Lonedale Operator (1911) La progression du langage narratif de Griffith (Histoire du cinéma #32)

Avec The Lonedale Operator , Griffith franchit un cap dans la narration cinématographique et enrichit considérablement son langage, dans plusieurs direction à la fois.

1°) Tandis que ses illustres successeurs qui marqueront l'histoire du cinéma comprendront que le cinéma peut être la synthèse de tous les autres arts, Griffith les précèdera en imaginant - dans un court-métrage de seulement 16 minutes! - qu'un film puisse être riche de plusieurs genres : la romance, le drame, le western, la comédie, le suspense... A contrario de tout ce qui avait été fait précédemment, Griffith ne se contente plus d'une seule thématique, ni même de deux thématiques en opposition grossière, mais fait s'enchevêtrer ici des jeux de langage, des scènes, et des rôles d'acteurs qui élargissent sa palette narrative tout en conférant une épaisseur et une réalité plus grande à son propos. Ainsi son langage cinématographique s'insère plus naturellement dans la vie réelle des gens, tout en rendant le film d'autant plus prenant qu'il dissimule davantage la part purement artificielle de sa construction. En étant plus élaborée, la narration du film répond ainsi plus immédiatement aux passions humaines et ne se contente plus d'être la mise en image factice d'une histoire.

2°) Chaque image du film devient plus signifiante par plusieurs procédés assez nouveaux dans la technique narrative de Griffith et dont il hérite en partie des anglais de Brighton ou de ces prédécesseurs américains :

- Griffith a davantage le sens du détail et enrichit ses décors par un plus grand nombre d'objets (par exemple une simple horloge marque pour le spectateur attentif le temps immuable et inexorable par contraste avec la vie des hommes), par la place qu'il accorde à des actions secondaires (la femme qui tape à la machine) ou à des mouvements à l'arrière-plan, voire dans le champ (les activités sur le quai de la gare).

- Il filme les visages et les personnages de plus près, les fait venir dans le champ (par la gauche dans la première vue du virage de la voie ferrée à côté du bureau du télégraphe), les fait sortir du champ par l'avant lors de la première scène de romance.  Ces effets modifient la notion de plan en rendant mouvante la scène narrative tandis que l'attention du spectateur est captée différemment en étant prise dans des mouvements qu'il ne maîtrise plus comme dans des scènes plus statiques. La caméra de Griffith n'est pas encore en mouvement (chez lui, le mouvement c'est le montage) mais ses personnages le sont davantage, ce qui leur confère une quantité de vie supplémentaire.  

- Les images fixes (cette fameuse vue de la courbe de la voie ferrée, comme nue et inattendue), ainsi que les images-mouvements (la locomotive lancée à toute allure) acquièrent la valeur de symboles à la force narrative considérable. Ce sont des images-langage: la voie ferrée nous dit que le drame et l'action surgiront par là, que ces rails sont la trame même du suspense à venir, tandis que l'image de la locomotive est l'image-temps qui symbolise la lutte contre le temps. 

- L'usage du gros plan à la fin du film (qui révèle le subterfuge de la clé à molette et la ruse inventive de la jeune femme) devient un procédé narratif d'importance dans les mains de Griffith puisque ce simple gros plan est capable de transformer en une seule image une histoire dramatique en une comédie.  Quel écrivain ne rêverait pas de changer le cours de son histoire en un seul mot?   

Chacun mesurera ici le chemin parcouru depuis The Beggar's Deceit (1900) de Cecil Heptworth  (pour ce qui concerne l'inventivité dans le champ de la caméra) ou l'usage du gros plan dans les premiers films de G.A. Smith [HDC #13]    

3°) Griffith intensifie la narration en augmentant le rythme et le nombre des plans alternés. Jusqu'ici, dans ses films précédents où le montage était l'essence même de son langage, Griffith avait joué sur l'alternance de deux scènes en opposition - en particulier dans The Usurer (1910) [HDC#31]. Avec The Lonedale Operator , le montage fait se juxtaposer trois lieux différents : un lieu plutôt statique (la télégraphiste recluse par le danger lui-même) un lieu mi-statique, mi-mouvant (la progression ralentie des voleurs) et un lieu-mouvement constitué par la locomotive et ses mécaniciens. Il y a donc trois lignes de temps, trois lignes de fuite, trois vitesses narratives différentes, avec lesquelles Griffith joue avec l'attente du spectateur, qui se projette en un point de convergence dans le temps et dans l'espace qui ne cesse de se rapprocher (le dénouement). 

Il est bien évident que cette présentation analytique ne doit pas masquer la synthèse artistique et conceptuelle géniale de ce film : tous les éléments que nous venons de détailler s'enrichissent mutuellement dans une grammaire narrative désormais complexe. Prenons par exemple l'image de la locomotive lancée à toute allure. Non seulement sa signification en tant qu'image est renforcée par les jets de vapeur dont la force visuelle remplace sans difficulté et à meilleur compte n'importe quel bruit de locomotive, mais aussi les mouvements de tête des mécaniciens - pour ainsi dire lancé au triple galop sur le cheval de fer- et leurs regards vers l'arrière (pour quoi faire??), sur les côtés, vers l'avant... en ajoutent encore à la tension dramatique, dans une sorte de panique et de couse folle contre l'angoisse, comme si regarder dans toutes les directions pouvait conjurer tous les ennemis du temps.  

Et l'on rit à la fin de l'attitude de ces deux voleurs amateurs, véritables poltrons, saluant courtoisement pour finir une femme qui les a mystifiés avec malice et courage.  

Chapeau bas! en effet M. Griffith, car la romance se termine en comédie après être passée par le drame, l'angoisse et le suspense. Il faut sans doute tout cela pour qu'un amour naissant soit transfiguré en voyageant sur les ailes du destin! 

Et l'on mesure ici le chemin parcouru dans la narration cinématographique depuis The Great Train Roberty (1903) d'Edwin Stanton Porter, film qui a montré la voie et dont la thématique est assez proche, mais qui souffre de la comparaison. [HDC#18]  

 The Lonedale Operator (1911) :  https://youtu.be/9iGos7nDTLs

(On prendra soin de couper le son débile du piano)

Tag(s) : #Cinéma
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :