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Kobo Abe (1924-1993) -écrivain
Kobo Abe (1924-1993) -écrivain

Kobo Abe est l'un des plus grands écrivains japonais du XXème siècle. Se destinant tout d'abord à des études de médecine, Abe se passionne pourtant dès ses années de jeunesse pour les mathématiques, la philosophie, la littérature, l'entomologie... Autant de champs du savoir qui seront présents dans son chef-d'oeuvre absolu, La femme des sables (1962). Ce roman tout à fait hors du commun sera porté au cinéma en 1964 par un complice de Kobo Abe, Hiroschi Teschigahara, qui réalisera de son côté un petit bijou du 7ème art. Un film extraordinaire, notamment au niveau de la lumière et de la photographie, un scénario très fidèle au livre, servi par deux acteurs invraisemblables: Eiji Okada et Kyôko Kishida. La musique angoissante et destructurée de Tôru Takemitsu vient fissurer encore davantage l'esprit du spectateur d'emblée déboussolé et tenu en haleine tout au long de cette fable existentielle.

La femme des sables constitue une expérience métaphysique intégrale. Quiconque serait tenté de renvoyer cette oeuvre vers Kafka, vers la littérature de l'absurde, ou pire encore, vers le huit-clos sartrien ou d'autres littératures expérimentales dans le domaine "du flux intérieur de la conscience", manquerait de beaucoup le projet exceptionnel de Kobo Abe.

Le travail de Kobo Abe nous semble avant tout un travail sur la nécessité, sur ce qui échoit à l'homme par la force du réel et par ce que peut faire sa pensée. Kobo Abe ne détruit pas de fausses idoles, il ne se lamente pas sur la condition humaine: il édifie et montre ce qui fait sens. Ici, pas de métamorphose, pas d'univers onirique, pas de nausée, pas de déréliction: la pensée se fera fille de la nécessité. S'il devait être rapproché d'un autre géant, nous choisirions le déterminisme d'un Faulkner, si ce n'est que Faulkner s'en tient au pessimisme et au caractère inéluctablement misérable du destin des hommes, là où Kobo Abé nous réapprend que seule la présence à ce qui est essentiel nous fait justement échapper au pessimisme.

La femme des sables raconte l'histoire d'un entomologiste qui, après avoir plus ou moins délaissé ses collègues de Tokyo et sa femme (à laquelle il ne tient pas spécialement) pour une échappée en solitaire du côté de la mer où il espère dénicher quelques insectes rares parmi les dunes de sable, se retrouve prisonnier dans un trou de sable, une cavité, au fond de laquelle l'attend une frêle maison de bois habitée par une jeune femme seule, à la merci quotidienne des avalanches et des tempêtes de sable. Cette femme a perdu homme et enfant naguère dans une tempête de sable, cette situation n'est pas rare, c'est pourquoi d'autres villageois prennent au piège les hommes solitaires qui s'aventurent sur leur contrée: c'est qu'il faut penser à la lutte contre le sable et à la reproduction du clan... Kobo Abe nous fait ensuite assister à la transformation de cet homme et de sa pensée, à l'évolution de ce couple "forcé" et nous décrit en réalité non pas la descente aux enfers d'une conscience prise au piège mais sa lente édification vers l'accord avec soi-même et avec sa nouvelle condition humaine, faisant de la nécessité une vertu émancipatrice.

La philosophie ici défendue par Kobo Abé, si elle s'énonce simplement, n'en est pas moins d'une puissance singulière. Premier point, c'est la matière, en l'occurence le sable, qui détermine tout et qui décide de tout. Il n'est laissé à l'homme que la possibilité de la lutte physique contre cet élément par le travail et la possibilité pour son esprit d'apprendre à le connaître et à l'étudier ( il n'y a de science que du nécessaire). Second point, on n'échappe pas à cet élement comme on n'échappe pas à sa condition d'homme. A ce titre, la société de consommation moderne et la construction factice des rapports humains dans la ville contemporaine ne sont que des illusions qui éloignent l'homme et la femme du vrai: en niant la nécessité, en faisant semblant, en se préoccupant du paraître, la modernité est inessentielle, une couche superflue, une maladie de la conscience qui ne peut voir et appréhender que le faux. Troisième point, c'est lorsque l'homme est renvoyé à ses besoins naturels, (donc absolument nécessaires) que sa conscience va à l'essentiel et que la pensée se construit de nouveau sur des bases saines. Kobo Abe écrit lui-même: "manger, boire, dormir, marcher, s'accoupler". Quatrième point, la sexualité relève aussi du rapport nécessaire de deux êtres, dans des circonstances tout aussi nécessaires. A ce titre la vie en société fausse les rapports sexuels (tout comme la construction sociale du couple). La sexualité n'est pas une affaire de choix, ce n'est même pas une affaire de personnes: certes, il y faut du consentement mutuel, mais c'est d'abord l'affaire de deux membres d'une espèce qui s'accoupleront nécessairement si les conditions réciproques de l'excitation et de la copulation sont présentes.

Sous ces quatres rapports, que devient la conscience de l'homme? Comment s'accomode-t-elle d'une telle restriction d'espace, de temps, et de société? Kobo Abe montre qu'en débarassant l'homme de ses pensées aussi inutiles que superflues, la conscience, loin de s'appauvrir, répond sans détour et avec bonheur aux trois questions de l'existence (posées avec netteté par Kant): que puis-je connaître? que dois-je faire? que m'est-il permis d'espérer?

Que dois-je faire?

La réponse est sans appel: l'homme doit travailler non seulement pour sa survie matérielle, mais surtout parce que seul le travail place la conscience sur le chemin de la vérité. Lorsque la conscience n'est pas confrontée par le travail à la force et à l'invincibilité du réel, alors elle se perd, elle se fausse, elle se fourvoie. Seul le travail donne la force de renoncer aux égarements et à l'inflation moderne de la conscience qui n'est alors qu'une misérable infatuation de soi.

" Aller au delà du travail que l'homme fait de ses mains, oui, bien sûr. Mais pour accomplir ce chemin-là, il n'est pas d'autre voie que le travail lui-même. Non certes que ce travail ait en soi une valeur quelconque: mais ce n'est que par le travail qu'il est possible de dépasser, de surmonter le travail. Et je veux dire, en somme, que de donner à l'homme l'énergie nécessaire pour atteindre au renoncement de soi, c'est cela la vrai vertu du travail." (§ 22)

Que puis-je connaître?

Seule la nécessité est une source fiable de connaissance: dans l'approche scientifique comme dans la connaissance de l'autre. En d'autres termes, c'est l'expérience quotidienne du sable, son observation, qui valide ou non les théories les plus variées émises par la conscience de notre homme qui cherche d'abord à s'échapper, puis à améliorer son quotidien. Il en est de même avec l'autre, avec cette femme qui partage désormais son espace, son travail, ses repas, ses conversations et sa couche. Je peux connaître l'autre si je le connais dans des circonstances qui relèvent de la nécessité, de la survie, de l'entraide. Toute autre théorie du réel, toute hypothèse non vérifiable nécessairement sur le réel ou sur l'humain sera sujette à caution et à interprétation.

Que m'est-il permis d'espérer?

A la fin du film, la femme, qui est enceinte, semble condamnée en raison d'une grossesse extra-utérine très mal engagée. Les villageois qui viennent la chercher ( peut-être l'emmèneront-ils auprès d'un médecin, mais cela même n'est pas certain...)  laissent pendre après leur départ une échelle de corde qui pourrait enfin permettre à notre homme de s'échapper. Mais l'homme choisira de rester seul dans son trou. Il se dit qu'il n'est pas pressé, il sait que la corde restera désormais à sa disposition pour remonter à la surface des vivants. Il a découvert entre temps le moyen d'extraire de l'eau dans un puit qu'il a conçu et qui fonctionne par capilarité. Il sait que cette invention lui vaudra la reconnaissance des autres habitants du village car elle modifiera considérablement leurs conditions d'existence. Peut-être espère-t-il que cette femme en réchappera et qu'elle reviendra, même si cela paraît très peu probable. Toujours est-il que l'homme a choisi son mode d'existence ou, disons mieux, que ce mode d'existence le retient dorénavant ici. D'abord prisonnier de ce mode d'existence très éprouvant, il choisit finalement en toute liberté sa nouvelle condition devenue nécessaire.

Ni Dieu ni Maître, mais la seule nécessité, enfin comprise.

Je peux donc espérer parvenir à me connaître moi-même, si je veux bien faire travailler ma conscience et mes mains sur la seule nécessité.

 

Le film, chef d'oeuvre absolu de Teshigahara est disponible sur dailymotion par tranches de 20mn :

http://dai.ly/x8g5mv
 

 

 

Tag(s) : #Littérature, #Philosophie, #Cinéma
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