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Ari Aster (né en 1986) - cinéaste (Midsommar)

Midsommar (2019)

La lumière aveuglante voulue par Ari Aster ne doit laisser aucune part aux ténèbres. La part d'ombre de l'homme, les mystères de la vie de la mort, de la sexualité, du désir et de la procréation, relèvent du sacrifice humain, par la lumière et le feu. Il n'y a pas de ténèbres, tout est éblouissant. La part maudite de l'individu est absorbée par la vie et les rites de la communauté. Il n'y a pas d'individus mais des membres et des rôles à tenir dans le rituel. Le propre d'une communauté, c'est que chacun y a une place. La place donne tout son sens à chaque vie individuelle. Tout le rituel est entièrement fixé par des règles collectives. Il n'y a ni vie privée ni vie publique mais seulement une vie communautaire. Le supplément d'âme -dont toute communauté a besoin si elle ne veut pas s'effondrer dans la pure et simple répétition des jours et des gestes- est apporté par une écriture perpétuelle, interprétation quotidienne par les sages de la communauté, des dessins que barbouille un idiot consanguin. Au sein d'un ensemble de règles immuables, un oracle est ainsi rendu, témoignage d'une quête du sens propre à l'homme, mais qui demeure le discours tautologique d'une société fermée (cf. la distinction opérée par Bergson entre les sociétés ouvertes et les sociétés fermées). La communauté ne développe une "pensée" collective que dans l'unique souci de perpétuer la tradition en la faisant reposer sur une voix imaginaire et divine, sur une intuition qui s'autoproclame "intuition immédiate de la vie", ennemie de la connaissance objective du monde, dès lors que la connaissance apparaît comme un rapport aux choses qui sépare l'homme de lui-même comme du cosmos. Telle est l'essence de toute religion: relier l'homme aux siens en ayant foi dans une voix céleste. Relier ce qui, en l'homme, est toujours séparé, fait toujours scission: la peur, la souffrance, le désir. C'est pourquoi la communauté prend en charge les émotions négatives, recueille les émotions positives, organise et sacralise le désir. L'agressivité est bannie comme le sont les jeunes mâles. Il n'y a pas de jeunes garçons dans la communauté, comme si un danger devait être écarté dès la naissance. Seules les jeunes filles sont sacrées et leurs accouplements exogames sont validés par la communauté.  

La communauté a pourtant besoin de fécondations, elle a besoin de sang et de sperme extra-communautaires. Elle recrute à l'extérieur et elle convertit aussi des âmes orphelines qui étaient en souffrance dans l'individualisme occidental. Comme toute société, c'est une communauté qui découpe le monde en incluant et en excluant. (Lire ici le philosophe Giorgio Agamben "Homo sacer").

Elle pratique le sacrifice humain endogène (par limite d'âge, volontariat ou tirage au sort) et exogène (meurtres des étrangers "invités"). C'est une secte qui s'illumine de son bonheur et où la fête, quasi permanente, est coercitive. La vie de chacun est ainsi rythmée par le comportement de tous. Le sacrifice humain lui-même fait partie de l'illumination. C'est une communauté qui a éradiqué le malheur. Elle ne contient en son sein aucune voix contestataire. Seule une autre communauté pourrait la mettre en danger. Mais l'autre communauté s'appelle l'Occident. Et l'Occident ne sait pas toujours quoi faire de ses sectes.  

Quelque part en Occident, Dani a une soeur bipolaire à tendance suicidaire. Personne n'est vraiment capable de venir en aide à cette jeune fille. Dani communique beaucoup avec sa soeur par messagerie. Dani se sent responsable de sa soeur qui exerce sans doute en retour sur elle un chantage affectif. Sa soeur a besoin de partager son malheur. Dani le sait. Dani a elle aussi besoin de se confier. Elle a besoin d'amour, d'affection, de se sentir en confiance. Son petit ami Christian ne remplit que bien imparfaitement ce rôle. Christian ne l'aime pas. Il sort avec elle. Il s'essaye à la réciprocité mais n'y parvient pas. Il est à l'âge où se mêlent la mentalité des "copains" et donc la nécessité de "paraître", le désir pour les jolies filles, la recherche d'une vie affective sans contraintes, et la nécessité d'avancer ses études. Christian est là sans être là pour Dani. Il est là par devoir, par compassion, par habitude, par culpabilité, mais pas par amour. Ils sont à deux doigts de rompre. Dani culpabilise de ne pas rendre heureux ni sa soeur ni Christian. Le départ en Suède pour une immersion dans la vie d'une communauté est le départ de la dernière chance. Mais à la fin du film, à l'heure du jugement dernier exigé par la communauté, Dani choisira de sacrifier Christian qui l'a trahie et dont elle connaît le coeur égoïste. Elle épargnera ainsi un membre de la communauté, plus innocent et donc peut-être plus digne de vivre. Dani deviendra une Reine de la communauté pour oublier peut-être le malheur de sa vie antérieure. 

Car avant leur départ en Suède, la soeur de Dani a mis fin à ses jours tout en tuant ses propres parents en les asphyxiant au monoxyde de carbone. Dani est devenue orpheline d'un seul coup.

Dorénavant, en plus de la douleur d'un tel deuil, elle doit encore supporter cette image de jeune femme frappée par le malheur, elle doit supporter la pitié plus ou moins feinte des autres, une pitié de politesse. Les "copains" de Christian la voient ainsi. Le malheur est une gêne qu'ils ne parviennent pas vraiment à surmonter, à l'exception du recruteur de la secte qui joue à l'ami de confiance, orphelin lui aussi, qui la comprend, et qui multiplie les marques d'affection...

Dans l'immense secte légale du monde rationnel, le sacrifice humain n'est théoriquement pas pratiqué. Seuls sont permis (ou déplorés) l'hypocrisie affective, la solitude, le suicide, le meurtre, la guerre, le viol, la maladie mentale, la sénilité... Les problèmes sociétaux individuels ou collectifs y sont plus ou moins techniquement pris en charge. L'individu est en quête permanente, non seulement d'affection, mais aussi d'une place dans la société. Il n'est attendu nulle part, parfois pas même dans sa propre famille. Aucun lien ne peut être dit parfaitement stable, parfaitement sûr. On y vit et l'on y meurt parfois bien seuls.

C'est une société ouverte qui a peut-être encore pour valeurs la liberté de pensée et les libertés individuelles, mais qui est devenue une société de contrôle (Foucault) qui contient tous les germes du pré-totalitarisme. Chaque vie y paraît "sacrée" en théorie, mais la violence y est telle que les victimes sont nombreuses.

Presque tout propos peut y être tenu, et on y rencontre tous les comportements possibles et imaginables que l'on retrouve dans la rubrique des "faits divers". Des millions d'hommes écrivent chaque jour le journal qui contient "l'actualité", dont le philosophe Hegel disait que "sa lecture est comme la prière du matin" afin que ce monde continue à être tel qu'il est. Car l'ingurgitation d'informations innombrables donne tantôt bonne conscience, tantôt mauvaise conscience au citoyen condamné à être spectateur de son monde. Telle est la fonction conservatrice de "l'information", qui rend des milliers d'oracles sur la marche du monde. La catastrophe est la nouvelle religion du monde, c'est elle qui semble montrer la voie à l'Occident. La catastrophe semble le seul repère fiable: prédire les catastrophes pour mener le troupeau humain et poursuivre son élevage.

Les lois occidentales défendent ce qui serait sacrilège dans de nombreuses communautés ou sociétés "primitives" et réciproquement. La foi y est peu compatible avec la connaissance mais elles se tolèrent comme deux champs reconnus d'utilité publique. Il n'y a aucun projet de vie commun mais des formes de vie standardisées. La jouissance et la consommation ont remplacé le sacré. Vivre, c'est jouir et consommer le plus longtemps possible. Chacun donne à la vie le sens qu'il souhaite lui donner dans un mélange de plus en plus confus entre vie publique et vie privée, confusion qui affûte l'agressivité et la frustration de chacun devant la sacro-sainte égalité de jouissance. C'est la technologie qui a pour fonction de rendre les humains égaux devant la jouissance. L'émerveillement devant la vie a été supplanté par celui de la technologie. Le lien humain relève dorénavant de la technologie qui a commencé à décider à la place de l'homme.

Aussi le film d'Ari Aster est-il bien mal classé dans la catégorie des films d'horreur. Car l'horreur éprouvée devant le spectacle sanglant de cette communauté n'est pas ce que l'on croit, l'horreur, c'est de découvrir que la folie humaine est inscrite dans tout groupe humain, que toute société humaine enfante ses monstres et les vénère. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le film d'Ari Aster n'est pas davantage un plaidoyer en faveur du relativisme culturel. Non, c'est une interrogation sur l'horreur elle-même et sur notre folie individuelle et collective. Que trouvons-nous horrible dans les moeurs et les croyances de tel ou tel groupe humain? Pourquoi les trouvons-nous horribles? Avons-nous toujours la capacité d'être sensibles à notre propre horreur?

Telle est en définitive la vertu cathartique d'un tel film: nous mettre en demeure de nous interroger sur nous-mêmes. Montre moi ce que tu trouves horrible chez l'autre et je te dirai ce qui est monstrueux chez toi.

Le monstrueux, comme l'indique l'étymologie, c'est ce que l'on montre. Devenir humain, n'est-ce pas conserver et développer la sensibilité au monstrueux? 

La monstruosité aseptisée et cachée de l'Occident est-elle tellement supérieure à la monstruosité sacrée de la secte? 

Les massacres perpétrés par tant de peuples, tant de guerres et de génocides sont-ils autre chose que des sacrifices humains à grande échelle? 

Les femmes qui meurent sous les coups des hommes ne sont-elles pas sacrifiées de manière éhontée?

Ari Aster nous invite à regarder devant notre porte. Car l'horreur n'est peut-être pas si éloignée que nous le croyons. 

Où commence et où se termine le monstrueux? Voilà les vraies questions pour tout groupe humain. 

Montre-moi tes monstres, dis-moi ce qui te paraît horrible, et je te dirai qui tu es et à quelle communauté tu appartiens.

La vie humaine est-elle autre chose qu'une confrontation de la conscience avec les monstres de la vie et de la mort?

Tag(s) : #Cinéma, #anthropologie, #Philosophie
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