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Hermann Melville (1819-1891) -écrivain (Bartleby le scribe)

Bartleby le scribe

La littérature comme suspension/création du monde.

Que faut-il pour créer un monde en littérature?

Si la littérature est un acte politique, c'est parce qu'elle s'en prend à la logique du monde.

"Le roman n'a pas cessé de se définir par l'aventure de personnages perdus, qui ne savent plus leur nom, ce qu'ils cherchent ni ce qu'ils font, amnésiques, ataxiques, catatoniques." (Deleuze et Guattari)

 

Mais tandis que le roman -tout en constituant l'expérience de la conscience du monde- demeure à la recherche de ses logiques internes, la nouvelle surgit dans le temps court de la mise entre parenthèses du monde, elle ose les narrations les plus improbables afin de faire l'expérience étrange des causalités mystérieuses. La nouvelle raconte ce qui est en marge du monde, elle naît du rêve, du fantasque et de la folie, en se nourrissant de leurs logiques propres. La nouvelle est une faille, un trou, une fuite, une absence, un lapsus, une erreur, une hésitation, une obsession, une parenthèse, un paradoxe.   

En venant heurter nos possibles et nos impossibles, la nouvelle démasque la logique du sens pour en dénoncer sa stérilité. Tout schéma de pensée évolue vers sa stérilité, tout roman tend vers la fin de son expérience. Toute logique narrative devient stérile dès qu'elle ne nous déprend plus d'elle-même. 

Seule la nouvelle permet de défier la logique des choses en la suspendant.

Donner vie à la littérature en empruntant des logiques alternatives, floues, corrosives, fantastiques… 

Quel est le Bartleby de Melville? De quel genre est sa logique?

"Bartleby est un scribe étrange, le plus étrange qu'il m'ait été donné de voir où dont j'ai jamais ouï parlé (...) je crois qu'il n'existe pas de matériaux qui permettraient d'établir une biographie complète et satisfaisante de cet homme (...) Bartleby était de ces individus dont on ne peut rien apprendre de certain."

"Je vois encore cette silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonné."

Bartleby est un scribe étrange et qui semble venir de nulle part. Comment peut-on être un scribe étrange, un copieur d'actes juridiques qui n'aurait ni passé, ni espace (pas de logement), ni futur? Bartleby est en dehors du temps et de toute logique humaine, il hante un présent suspendu, dans l'espace infini d'un huit-clos.

Grandeur et misère de Bartleby: respectable et pitoyable dans son humanité nue, sans sa sociabilité réduite à quelques signes, dans son espace-temps limité à lui-même. Bartleby est l'homme qui n'a plus de semblables et qui ne peut plus faire semblant d'être un semblable. Alors il préfèrerait pouvoir devenir invraisemblable. Non pas asocial par colère, mais fuyant le semblable, et d'abord en lui-même. Être  invraisemblable pour ne plus jouer un rôle. Être là pour ne plus avoir à être semblable. Préférer ne pas être. Non pas être ou ne pas être, mais ne pas être semblable, pas même dans la différence. Pouvoir enfin ne plus être un humain de la nécessité et de la volonté. Préférer, introduire un biais entre la nécessité et la volonté, préférer ne pas: suspendre toute décision.  "I'd rather not to".  Telle est la formule que Bartleby répète tel un ostinato afin d'opposer systématiquement son désaccord ou, plus précisément, sa propre mise en suspension du monde. Et nous rions devant un tel comique de répétition, devant une logique si invraisemblable, devant une obstination énoncée sous le registre d'un double conditionnel et d'une négation: je préfèrerais ne pas.

Mais Bartleby, dans son inexorable folie ne rit pas. Il nous hante par son étrangeté, il prolonge notre rire jusqu'à son vacillement: et si le fantôme Bartleby avait quelque chose à nous dire? Et si Bartleby ne renonçait pas, jusqu'à devenir un fantôme que ne limite pas même la possibilité de la mort? Nous rions donc impuissants devant le saut dans le précipice de Bartleby, devant la mort qui s'approche d'un fou qui finira par nous faire pleurer... 

Un fantôme est un être de préférence. Il préfère l'étrangeté, créer et hanter l'espace entre la vie et la mort, entre le semblable et l'invraisemblable. Un fantôme est un intrus dans la logique du monde, il réveille nos sens par son non-sens. Un fantôme préfère le non-sens, il préfère l'envers du sens, là où notre raison déclare ses forfaits. Car Bartleby sait bien que chacun porte avec lui son fantôme, la part de chaque homme qui s'est aventurée au-delà de la raison, là où l'âme et le corps gémissent. Barltleby est un fantôme qui préfèrerait ne plus recevoir ni transmettre ni messages, ni missives, ni demandes d'aucune sorte. C'est un scribe qui ne veut plus copier, qui ne veut plus vérifier, qui ne veut plus participer à l'appropriation du monde par l'écriture. Il préfèrerait que l'homme ne soit plus propriétaire en feuillets de quatre exemplaires dûment paraphés.  

Qu'est-ce qu'un fantôme? D'abord un être suspendu, un non-être qui résiste au possible et à l'impossible. Un pouvoir ne pas (qui caractérise la contingence chez Leibniz et Agamben).

Ni pouvoir (le possible), ni ne pas pouvoir (l'impossible), ni même "ne pas pouvoir ne pas" (le nécessaire) mais pouvoir ne pas (la contingence), qui caractérise la suspension de faire ou de ne pas faire, et donc la source de toute liberté et de toute créativité. Bartleby s'aliène totalement à la contingence, pour rappeler la source même de toute liberté, qui est d'abord une suspension de la nécessité et de la volonté. Bartleby refuse d'être ailleurs que dans son être-là, telle est sa préférence, sa consistance, son refus, sa négation.

Bartleby ou le sacrifice du scribe. Devenir son propre fantôme et abandonner toute identité. Se sacrifier pour insuffler un peu de contingence parmi les hommes. Bartleby est le Christ de la contingence, c'est-à-dire le dieu qui préfèrerait ne pas.  Notre pauvre narrateur, le Conseiller juridique qui est son employeur, hésitera durant tout le récit entre devenir un apôtre fidèle de Bartleby ou le renier tel Judas. Il ne parviendra finalement pas même à l'amitié, tandis que sa conscience, dans une dialectique morale digne de Hegel, se fera tantôt maîtresse tantôt esclave du comportement à suivre vis-à-vis du dieu-scribe fait homme.       

Préférer ne pas, ce serait ne pas reproduire la logique du monde, ce serait créer un autre monde. Bartleby est le créateur d'un monde qui n'existe pas encore. Bartleby est l'écriture en suspend, c'est-à-dire en gestation.

Rien ne nécessite que Moby Dick soit pourchassée jusqu'à la folie, aucune justice ne convient pour Billy Budd, rien ne peut détourner Bartleby de son évasion dans la contingence, mais Melville a préféré écrire et nous faire rencontrer ses fantômes.         

Ecrire…  N'écrit-on jamais à d'autres qu'à nos fantômes?     

Devenir étrange, comme Bartleby, devenir la négation non-violente de l'homme auto-répliqué. Bartleby préférerait ne pas nier l'homme, mais il ne peut plus être homme comme chacun. Il est l'homme qui préférait ne plus avoir à l'être. Pour l'exemple. 

Telle est la nouvelle que Bartleby apporte au monde pour le renouveler. 

 

 

 

Tag(s) : #Littérature
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