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Histoire du cinéma #6 : Les premières inventions et mouvements de caméra (1896)

Il arrive que le hasard ne doive rien à la sérendipité ni à la moindre intention. Il arrive que le hasard surgisse des objets techniques eux-mêmes, de leur fonctionnement. Ainsi, lorsque les frères Lumière découvrent fortuitement en rembobinant un film -alors qu'ils ont laissé inopinément la lanterne éclairée- que cela produisait un effet de marche arrière, ils eurent immédiatement conscience qu'ils inventaient la possibilité même de lutter par l'image contre l'irréversibilité du temps et contre les lois de la physique. Non seulement le cinématographe permettait d'immortaliser en image le mouvement des êtres, mais l'invention de la marche arrière pouvait créer en outre l'illusion qu'il était possible de remonter dans le passé, qu'un évènement n'était plus irréversible, c'est-à-dire ni plus ni moins qu'il devenait possible de défier les lois immuables de la physique: la mécanique, la gravitation, l'explosion, les effets de l'eau, du feu, la mort elle-même! Tout devenait réversible!

Le cinéma se préparait à devenir l'art métaphysique et onirique par excellence, l'art de tous les possibles. Il faudra certes encore attendre que la narrativité du cinéma et le montage s'associent afin que le flash-back permette l'insertion du passé (puis du futur) dans la fiction cinématographique, mais l'invention de la marche arrière au cinéma fut après l'arrêt de la caméra une nouvelle source d'émerveillement de l'esprit humain, qui surprend encore aujourd'hui tant il s'oppose à notre logique temporelle.

Dans cette "Démolition d'un mur" tournée en 1896, c'est Auguste Lumière qui joue le rôle du contremaître.

 https://youtu.be/PI_Rxa0YFWg

Nous avons vu dans nos articles précédents que l'arrêt de caméra (qui permet de modifier la scène filmée sans que le spectateur ne s'en aperçoive) est une invention de William Heise, le compère de Dickson et d'Edison, qui reconstitua ainsi en 1895 la décapitation de Mary, Reine des écossais. Cette invention fit le bonheur de Georges Méliès, qui était avant tout un prestidigitateur, un illusionniste, un homme épris de féérie et de magie théâtrale, et qui en fit un grand usage dans ses premiers films. Méliès considérait le cinéma comme un prolongement du théâtre, ou plutôt comme l'une de ses variations. Ce sera là le génie et la limite de son art, mais l'escamotage possible des personnages et des objets lui permit de laisser libre cours à son imagination. 

 "Escamotage d'une dame au théâtre Robert-Houdin" (1896)

https://youtu.be/gef0T7iLo7c

Il est assez caractéristique de la vocation universelle du cinéma et de la rapidité de son essor à venir dans le monde entier que la société Lumière ait eu très tôt le projet d'envoyer un peu partout dans le monde des opérateurs formés à aller capturer des "vues photographiques animées". Alexandre Promio fut l'un de ceux-là, et il eut le premier cette idée novatrice de monter à bord d'une gondole avec une caméra et de filmer d'abord le Grand Canal de Venise puis la place Saint-Marc. Le premier travelling latéral de l'histoire du cinéma était né. L'entreprise de la famille Lumière donnera à cet effet cinématographique le nom de "Panorama Lumière". Le mot "travelling", que l'on doit au vocabulaire de la critique cinématographique française des années 1920, est un merveilleux faux-anglicisme, car si les anglophones emploient quant à eux un vocabulaire techniquement plus précis, "travelling" dit bien qu'il s'agit d'abord d'un voyage de la caméra et donc du regard. Le travelling constituera une invention d'une importance considérable car il fera partie du langage même de l'art cinématographique. Le travelling montre ce qu'aucune parole ne saurait dire: l'oeuvre du passage du temps sur l'espace parcouru. C'est-à-dire la modification qui s'opère dans le cours même du regard sur un espace donné.

Les premiers travellings d'Alexandre Promio sont des travellings latéraux. L'espace défile dans le travelling latéral comme un temps inéluctable qui conduit à la mort lente et progressive de l'espace qui à chaque instant n'est déjà plus le même, puisqu'il montre la mort inexorable de la moindre seconde du présent. Le travelling latéral est une fuite du temps qui dit la nostalgie de ce qui s'en va dans les limbes de l'inexistence. Il est l'oubli se filmant lui-même dans sa condamnation à ne plus être, le changement perpétuel du regard qui peine à retenir ce qui passe et qui se voit ainsi se modifiant lui-même sans cesse, sans qu'il n'y puisse rien -comme dans tous les travellings- dans un regard angoissé qui ressent que le rapport du sujet à l'objet est toujours en mouvement et jamais définitif. L'angoisse: cette impossibilité de coexister à soi-même. Ce qui fera dire à Godard: "Le travelling est une affaire de morale."

"Panorama du Grand Canal vue d'un bateau" (1896)

https://youtu.be/u_K9y2RiZY8

Tag(s) : #Cinéma
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