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Histoire du cinéma #26 : L'invention du suspens (Les Aventures de Dolly 1908 - D.W. Griffith)

David Wark Griffith (1875-1948) est sans doute le premier grand cinéaste de l'histoire du cinéma, d'une part parce qu'il est le premier à synthétiser les idées cinématographiques des réalisateurs qui l'avaient précédé mais surtout parce qu'il développe -plus que quiconque avant lui- les possibilités et la puissance narrative du cinéma dans trois directions :

- même si la caméra demeure d'abord fixe, l'usage répété, judicieux et précis du montage alterné (alternance de plans différents qui n'excluent pas un retour sur tel ou tel plan) donne du rythme à la narration et la complexifie, rendant ainsi comparable la fiction cinématographique à la fiction littéraire : un plan chez Griffith devient l'équivalent d'un chapitre romanesque, tandis que le montage alterné laisse la possibilité à chaque histoire dans l'histoire de développer sa propre chronologie, en l'absence même de la caméra, car c'est le spectateur qui a conscience du temps qui passe dans chaque chronologie parallèle et qui les relie dans la chronologie générale du film, dans sa durée au sens de Bergson.  

- en ne montrant pas tout (par exemple en ne montrant parfois ni l'attente ni le désespoir au profit de l'action proprement dite) et en confiant souvent au destin la progression narrative (le hasard, les forces de la nature, l'acte humain irréversible ou imprévisible, l'histoire, ou encore le déterminisme social ou culturel) Griffith associe à son talent de cinéaste celui de scénariste, afin d'apporter au cinéma ce qu'il réussira mieux que la littérature elle-même, à savoir le suspens, c'est-à-dire à la fois l'attente, la peur, la surprise, et le désir d'avancer dans l'histoire elle-même. Le suspens, c'est le désir de voir la suite tout en la redoutant, et Griffith en est le premier maître. Le suspens est le pari sur la vie et la mort que doit faire le spectateur embarqué dans un film.

- en ayant le soucis de l'esthétique de l'image, Griffith lui confère une importance sémantique et donc narrative, tout en lui donnant une épaisseur psychologique. Griffith a compris que l'image contextualise, qu'elle en dit autant sinon davantage que le scénario, qu'elle est en elle-même le reflet de la condition humaine dans laquelle l'intrigue se joue. L'esthétique de Griffith est au service de l'éthique et la renforce car en augmentant le plaisir d'image elle attise le désir de l'histoire. On sait quel apogée atteindra ce souci esthétique dans les grands chefs d'oeuvres de la maturité (Broken Blossoms 1919 -  Way Down East 1920). Enfin, Griffith a compris avant tout le monde que l'esthétique de la nature, le tournage en extérieur pouvait conférer à l'image cinématographique une puissance métaphysique qui dépasse les limites psychologiques du seul studio. 

Il est tout de même assez extraordinaire que parmi la cinquantaine de films qu'il a tournés en 1908, le plus réussi soit incontestablement le premier, The Adventures of Dollie et que ce court métrage de 13mn réunisse d'emblée les trois qualités cinématographiques majeures que nous venons d'exposer. 

Griffith se souvient dès son premier film de ce qu'il doit aux anglais de Brighton, notamment à Cecil Heptworth, ainsi qu'à ses compatriotes, en particulier à E.S. Porter qui l'avait embauché comme acteur dans un film qui raconte l'enlèvement d'un enfant par un aigle (Rescued from an Eagle's Nest 1908). Il emprunte aux anglais la naissance de l'action dans la profondeur de champ (How it feels to be run over 1900 - Heptworth), tandis que Porter lui a appris l'importance du montage alterné pour complexifier la narration et intensifier l'action (The Great Train Robbery -1903). Il est enfin probable qu'il doive aussi à Cecil Heptworth le synopsis de Dolly et le choix de filmer l'essentiel du drame en extérieur après avoir été influencé par Rescued by Rover -1905, un film qui raconte lui aussi l'histoire d'un enfant enlevé par une pauvresse animée d'un désir de vengeance et secouru par un chien. Mais le coup de maître que réussit Griffith avec Dolly, c'est l'invention du suspens (car la fillette est à la merci des éléments), un suspens pur et sans pathos car le cinéaste a eu l'idée géniale de substituer aux traditionnels retours sur les parents éplorés la seule marche du destin : peu nous importe que les parents soient aux quatre cents coups, l'essentiel du temps disponible est rivé aux dés du destin, au verdict de la nature, et aucune sensiblerie ne vient interrompre et hacher inutilement la dérive de la fillette. Nous sommes devenus les parents de cette fillette et nous ne la rendons à sa famille qu'avec un peu de regrets car le cinéma supporte mal l'accalmie finale. 

Dans le film de Cecil Heptworth comme dans celui de Griffith, le destin accomplit son cycle après avoir parcouru tout le temps du suspens que permet le montage alterné, tandis que dans les deux cas la délivrance du spectateur est confiée au bon vouloir de la nature: un chien chez Heptworth, une rivière chez Griffith. L'affrontement manichéen allait s'emparer pour longtemps, et parfois caricaturalement, de l'histoire du cinéma, et en particulier de celui de Griffith. Et il faudra attendre le génie de Chaplin pour que la nuance et l'humour puissent aussi nourrir et enrichir les grandes oppositions métaphysiques.

The Adventures of Dollie -1908 : https://youtu.be/Xe4aue2uyG8

 

Tag(s) : #Cinéma
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