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The Usurer (1910) D.W. Griffith (Histoire du cinéma #30)

Un an seulement après avoir tourné A Corner in Wheat (1909 -HDC#28), D.W. Griffith pousse encore plus loin la thématique de l'injustice dont sont victimes les pauvres de la part des riches les plus cyniques en intensifiant encore l'usage et le rythme du montage alterné, dans ce petit chef d'oeuvre méconnu de 1910, The Usurer , dans lequel George Nichols joue un usurier pris de panique face à sa condamnation à mort par le hasard, tandis que Mary Pickford y joue le rôle d'une enfant invalide.  

L'alternance, dans la première partie du film, entre les scènes de vie de la haute bourgeoisie et celles où les pauvres sont menacés puis sommés par les usuriers de céder leur misérable mobilier, créée une tension chez le spectateur qui le pousse à la révolte intérieure, jusqu'à lui donner des envies de meurtre. Griffith fait donc d'abord en sorte que la mort qui frappera l'usurier soit désirée et attendue par le spectateur. Toute l'histoire du cinéma saura se souvenir de cette fonction décisive de l'attente dans le langage cinématographique -Griffith déjà, dès 1905 avec Rescued by Rover [HDC#22]- et de la capacité du cinéma à jouer non seulement avec les nerfs mais aussi avec les désirs et les pulsions du spectateur (l'essence même du cinéma selon Hitchcock).  

Mais là où Griffith fait déjà preuve en 1910 d'un génie qui n'appartient qu'à lui, c'est qu'à la suite de ce montage alterné qui nous montre une opposition de condition totalement irréconciliable entre les pauvres et les riches -puisque ces scènes tragiques révèlent deux mondes sans autre lien humain que l'avidité vampirique et irrépressible des riches- l'emploi d'un nouveau montage alterné dans la seconde partie du film aura précisément pour but de montrer -a contrario, et presque à rebours- une égalité de condition entre l'usurier et les pauvres, devant la mort inéluctable de notre homme, enfermé par la main du destin dans son propre coffre-fort! (Et l'on pense ici à Kane, seul et enfermé dans son Xanadu, parmi toutes ses richesses inutilement entassées.)

Voilà le coup de génie de Griffith: après avoir montré une lutte inégale et perdue d'avance entre les riches et les pauvres, voici que la lutte pour ne pas mourir devient la condition partagée entre le riche et tous ceux dont il voulait sucer le sang jusqu'à la mort. Seule la mort rend les hommes égaux semble nous dire Griffith. Et pourtant non, car ce riche là n'aura pas eu à souffrir longtemps ni à se battre pour la survie des siens. Il n'a pas à trouver le courage d'un suicide, il n'a pas à espérer chaque jour ce qui ne viendra pas demain. Il a seulement à vivre un moment de panique, celui de la prise de conscience de sa mort inéluctable par asphyxie. C'est horrible, mais c'est à la mesure de l'inhumanité du personnage, et ce n'est pas encore la justice même, car cet homme n'a pas eu à subir la pauvreté et la visite de ses propres huissiers. Aussi, tandis que nous avons d'abord souhaité la mort de cet homme, nous craignons seulement maintenant que quelqu'un puisse le sauver à temps et mettre fin à sa panique et à son agonie.

La civilisation nous a appris que la justice des hommes ne doit pas passer par la peine de mort... mais si c'est le destin qui venge les hommes, alors nous en oublions même que c'est du cinéma, car nous voudrions parfois que la justice de Dieu ne soit pas sur cette terre celle du pardon. Une fois cette âme injuste au ciel, il en fera bien ce qu'il voudra. Et là, c'est un tout autre cinéma qui commence, sans doute moins haletant. Dieu a fait en sorte que le cinéma soit une affaire terrestre !

Vous pensez que nous acceptons au cinéma ce que nous n'accepterions pas dans la société? C'est l'inverse : nous acceptons une société que nous ne voudrions pas voir au cinéma. N'est-ce pas M. Griffith?

The Usurer (1910) : https://youtu.be/laU7dt1bNPM

Tag(s) : #Cinéma
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