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J. S. Blackton ou la malice d'un dessinateur au cinéma (Histoire du cinéma #29)

James Stewart Blackton (1875-1941) est un Anglais émigré aux Etats-Unis qui a débuté comme journaliste et dessinateur au New York World. Dès 1897, il fonde les studios Vitagraph avec Albert E. Smith qui seront absorbés trente ans plus tard par la Warner Bros.

Blackton est le premier qui comprend qu'il est sans doute possible de fixer des dessins sur le support argentique d'une pellicule afin de raconter une histoire. (Le français Emile Reynaud avait été son illustre prédécesseur dès 1892 avec son théâtre optique et ses pantomimes lumineuses qui avaient favorablement impressionné les frères Lumière). 

Après plusieurs tentatives plus ou moins convaincantes, Blackton réalise en 1906 un dessin animé en deux parties, Humorous phases of funny faces qui est entièrement dessiné à la craie sur un simple tableau noir. Le dessinateur s'y amuse tout d'abord à décrire un couple passant de l'heureux temps de la rencontre à celui du mariage ventripotent et dont la force de l'amour semble se dissiper en même temps qu'apparaissent les rides sous les fumées de cigare de l'homme embourgeoisé. Puis Blackton fait naître un clown faisant un numéro de cirque. Le résultat est tout à fait remarquable et anticipe l'art de plusieurs dessinateurs actuels qui choisissent de représenter leurs personnages de quelques traits seulement, quant il ne s'agit pas d'une simple ligne qui se déforme et prend vie et contours...  Mais le plus intéressant est que Blackton nous montre dès le début de son dessin animé comment il s'y est pris et comment à travers de multiples coups de craie et autant de passages de la brosse à effacer, il est possible de donner vie à des images et de raconter. Blackton nous rappelle ainsi que le créateur d'images au cinéma est toujours un artiste qui fait le choix de graver et d'effacer, ce en quoi il devient le rival du temps lui-même, car créateur et destructeur de toute chose. Le temps qui passe est un temps cinématographique et notre conscience en est la caméra. Comme le remarquait Bergson, la pointe du présent est toujours en même temps la brosse à effacer de l'instant précédent et la craie de l'instant qui naît sous nos yeux. 

 

Humorous phases of funny faces (1906) :  https://youtu.be/wGh6maN4l2I   

 

Par la suite, entre 1907 et 1909, Blackton, bon connaisseur du cinéma européen (l'art magique de Méliès, la féérie de l'animation des films de Segundo de Chomon, le voyeurisme érotique des gros plans "à la loupe" des anglais de Brighton) tournera non seulement en 1907 un remake de la "Maison hantée" de Segundo de Chomon [HDC#23], mais surtout deux films où sa malice s'en donnera à coeur joie avec une animation des objets comparable à celle que le réalisateur espagnol avait su mettre en valeur. 

En 1908, en tournant The Thieving hand, Blackton joue avec une main particulièrement malhonnête dont le vice semble tout à fait incontrôlable. Derrière cette plaisanterie qui annonce le burlesque d'un Buster Keaton en proie à la malice du réel, Blackton est le premier à interroger au cinéma de cette manière les rapports entre l'âme et le corps, c'est-à-dire la question des pulsions, des addictions et des manies, -ici la kleptomanie. Rappelons que cette interrogation au sujet d'une partie corps qui n'en ferait qu'à sa tête, comme si elle n'appartenait pas au champ de maîtrise de la conscience, était tout à fait dans l'air du temps, puisque en 1908, Freud avait déjà publié plusieurs de ses ouvrages importants en Europe.

 

The Thieving hand (1908) : https://youtu.be/adWA9bgjEeQ

 

Blackton tourne un autre petit bijou en 1909 dans lequel il se souvient de tous ses prédécesseurs cités plus haut. Avec "Princess Nicotine or The Smoke Fairy" notre malicieux cinéaste filme une histoire mi-onirique, mi-coquine, qui ferait bondir aujourd'hui à la fois les féministes et les adeptes de la prévention anti-tabac. Mais puisque on vous dit qu'il s'agit d'humour et de féérie! Et bien c'est l'un des intérêts majeurs du film : l'évolution de notre société et de ses interdits fait qu'il n'est peut-être plus possible de regarder ce film comme ceux qui l'ont vu à sa sortie. Et pourtant, comment ne pas penser ici à la Sirène de Méliès [HDC#20], à la loupe de G. A. Smith [HDC#13], aux objets animés de Segundo de Chomon? Le merveilleux aussi a donc son histoire et dépend de l'Histoire. Il convient alors de regarder parfois le monde avec des yeux d'enfants, mais des enfants d'une autre époque que la nôtre.

 

Princess Nicotine or The Smoke Fairy (1909) : https://youtu.be/_UvG5ItVzxc

 

 

Tag(s) : #Cinéma
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