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abduction

Abduction: du latin abductio = tirer, emmener. Le synonyme grec, apagoge, ayant le même sens.

L'abduction est l'un des modes majeurs du raisonnement humain. C'est l'un des trois types d'inférence, aux côtés de la déduction et de l'induction. L'abduction n'a véritablement acquis ses lettres de noblesse qu'au cours du XXème siecle, notamment à travers l'élaboration de la logique de la découverte scientifique ( travaux des épistemologues et des philosophes des sciences comme Karl Popper). De nos jours, l'abduction est considérée comme la source du progrès des connaissances humaines et constitue plus généralement le modèle du raisonnement humain dans la culture occidentale (lorsque celle-ci demeure libre de formuler toutes les hypothèses possibles et nécessaires...).

L'abduction est progressivement devenue l'inférence de la meilleure explication possible, compte tenu des faits, de l'état des connaissances du moment, et des théories du champs d'investigation concerné. C'est aussi le mode de raisonnement utilisé dans le processus de découverte par sérendipité (=réaliser une découverte scientifique ou technologique de manière inattendue ou accidentelle). Le premier théoricien de la sérendipité (qui n'utilisait pas ce mot) est sans doute le philosophe des sciences non-conformiste Paul Feyerabend, qui reconnaissait une place importante au hasard dans les processus de découverte scientifique. Aucun scientifique de haut niveau, aucun laboratoire industriel innovant, ne peut ignorer aujourd'hui les vertus de l'abduction. Il en est de même en sciences humaines (éthnologie, sociologie,...), où les chercheurs se sont mis à utiliser et à théoriser les concepts d'abduction et de sérendipité, mais aussi pour les théoriciens du roman (narratologie), les semiologues (Umberto Eco) et sans doute pour chacun d'entre nous, à chaque fois que nous nous essayons dans notre vie quotidienne aux talents d'un détective tel que Sherlock Holmes (dans notre travail, dans notre vie de famille ou dans notre vie privée...).

Il aura fallu pourtant plus de 2000 ans à ce concept pour qu'il sorte véritablement de son discrédit...

L'abduction était déjà connue d'Aristote, qui l'a définie précisément au chapitre XXV du livre second de ses premiers analytiques: l'abduction est un syllogisme dont la prémisse majeure est certaine mais dont la mineure est seulement probable. La conclusion d'une abduction n'a donc qu'une probabilité égale à celle de la mineure. Aristote proposait à titre d'exemple le syllogisme suivant: "Toute science peut s'enseigner, donc, si la justice est une science, il est possible de l'enseigner."

Naturellement, le caractère hypothétique du raisonnement abductif ( car la mineure et la conclusion ne sont ici que des hypothèses) l'a longtemps discrédité dans l'histoire de la logique comme dans celle des sciences. Là où le raisonnement déductif s'appuie sur la cohérence mathématique d'un enchaînement de propositions, là où l'induction est capable de générer, par analogie et généralisation, une explication commune à un ensemble de faits, l'abduction semble souffrir de son contenu seulement probable et des raisonnements faillibles qui en découlent.

C'est le philosophe américain Charles Sanders Peirce (1839-1914), l'un des cofondateurs du pragmatisme et de la sémiologie, qui comprendra et théorisera le premier, dans ses Collected papers, le rôle exact de l'abduction dans la démarche scientifique. Pour Peirce, l'abduction est le seul mode de raisonnement par lequel on aboutit à des connaissances nouvelles. Là où la déduction procède par une nécessité logique interne (conclusions déduites des prémisses), là où l'induction établit une généralisation à partir de toute une classe de phénomènes, seule l'abduction porte sur ce qui peut être. Peirce n'oppose d'ailleurs pas ces trois modes d'inférence mais théorise au contraire leur complémentarité dans le processus de la découverte scientifique.

Le raisonnement abductif consiste à extraire de nos observations un principe explicatif, parmi d'autres éventuellement possibles, principe qui permet une reconstruction de la réalité et l'élaboration de nouvelles réponses, qu'il convient par la suite de discuter et de tester. Peirce parle aussi "d'inférence hypothétique" ou de "rétroduction". La logique de l'abduction est le coeur de sa philosophie: le pragmatisme. L'épistémologie contemporaine ne fera que reprendre et préciser la pensée de Peirce: nous suivrons ci-dessous l'épistémologie proposée par Atocha Aliseda (2006).

L'abduction est sollicitée suite à la rencontre d'un fait surprenant, précisément là où on s'attendait à autre chose. On avait une hypothèse (Aliseda parle d'une théorie d'arrière-plan) qui avait fait l'objet au préalable d'une déduction et d'une induction. En effet, la déduction a été mise en oeuvre dans la prédiction des effets attendus, tandis que l'induction a apporté un certain degré de confiance à la théorie, en regroupant tout un ensemble de faits semblables sous une explication commune. L'induction et la déduction donnent de la vraisemblance aux effets prédits en les comparant à d'autres faits observés. Elles créent donc des attentes et le chercheur s'attend à observer des faits qui corroboreront la théorie. Or, il suffit d'un seul fait surprenant, anomalie ou nouveauté, pour engendrer la formulation d'une hypothèse nouvelle (= abduction). On constate ainsi que la déduction en elle-même ne crée rien: elle explicite seulement les implications contenues dans les prémisses, tandis que l'induction "rassemble" les faits similaires, mais ne crée rien non plus. Par contre, l'abduction remonte en arrière la chaîne du raisonnement en cherchant à formuler une hypothèse nouvelle. Peirce a donc raison de dire que seule l'abduction porte sur du "possible". C'est la démarche abductive qui élargit le champs des possibles dans tous les domaines de la connaissance, voire dans ceux de la création et de l'inventivité humaine ( l'abduction est en définitive la forme rationnelle de l'imagination). Les hypothèses formulées par abduction devront évidemment être à leur tour "testées" par de nouvelles déductions et confrontées à d'autres faits par expérience et par induction.

Peirce a formulé quatre vertus attendues de la nouvelle hypothèse qu'a produit l'abduction:

- son pouvoir explicatif

- sa capacité à pouvoir être testée

- son efficacité d'un point de vue économique: expliquer un maximum de faits tout en étant la plus simple possible à tester

- elle doit permettre la poursuite de la réflexion et ne pas être bloquante pour la formulation d'hypothèses ultérieures.

Peirce considère qu'une hypothèse rassemblant ces quatre critères provient d'une abduction véritablement créatrice.

Héritier de Peirce, le grand romancier et sémiologue Umberto Eco distingue quatre degrés de "performance créatrice" de l'abduction, en fonction de la nouvelle règle qu'elle permet d'édicter:

- l'abduction hypo-codée ou "sous-codée": la règle sélectionnée par le chercheur demeure très hypothétique, l'incertitude n'est pas levée. (premières hypothèses d'un détective, d'un éthnologue, d'un enquêteur quel qu'il soit)

- l'abduction hyper-codée ou "sur-codée": la règle est ici de l'ordre de l'évidence, le plus souvent suggérée par le contexte et par les éléments de connaissance à la disposition du chercheur (ou du lecteur d'un roman policier par exemple). Un grand romancier alternera les abductions sous-codées et sur-codées afin de dérouter et de surprendre son lecteur.

- l'abduction créative où le chercheur va devoir inventer la règle: c'est le moment du progrès de la connaissance en science, ou le moment du progrès de l'élucidation d'une enquête ( le grand romancier substitue aux hypothèses de son lecteur sa propre explicitation)

- la méta-abduction, consécutive à l'abduction créative, consiste à décider si le nouvel "univers envisagé" - nouvelle théorie en science, explicitation totale d'un crime chez Agatha Christie- correspond bien à l'univers réel de notre expérience et à l'ensemble des faits dont nous disposons.

Où l'on voit que le cerveau humain, une fois initié à la démarche hypothético-déductive, dans une civilisation où la formulation d'hypothèses nouvelles n'est pas un tabou, est une formidable machine à produire du sens: hypothèses scientifiques, mais aussi investigations, enquêtes et scénarii en tous genres.

Chacun de nous mène donc son enquête, oubliant un peu trop souvent les critères de Peirce... S'en suit ainsi "une civilisation du complot" comme Eco aimait à le répéter, une civilisation paranoïaque et obsessionnelle (Gombrowicz), qui atteint rarement l'abduction créative...

Il faut dire aussi que bien des freins idéologiques ou économiques cantonnent l'esprit humain à de misérables enquêtes...

 

Pour en savoir plus:

- Sylvie Catellin, Laboratoire communication et politique, CNRS

L'abduction: une pratique de la découverte scientifique et littéraire  

 

"À l'heure où l'accès à l'information se généralise, les situations auxquelles nous sommes confrontés sont marquées à la fois par l'incertitude, l'urgence, la simultanéité et la multidimensionnalité. L'enjeu consiste alors à penser autrement, savoir trouver les bonnes relations, les bons « interprétants ». La logique rationnelle ne suffisant plus, il faut faire appel à des ressources incertaines, que d'aucuns nomment « intuition » (inspiration issue de l'expérience), « bricolage » (inventivité face à une réalité où la contingence domine), ou encore « sérendipité » (faculté de saisir et d'interpréter ce qui se présente à nous de manière inattendue). Ces savoirs pratiques, parfois issus de traditions anciennes oubliées, se caractérisent notamment par la combinaison de l'expérience et de l'information et permettent d'appréhender la singularité des situations. Ce sont des pratiques abductives, au sens où l'on adopte des hypothèses plausibles susceptibles d'être vérifiées ultérieurement...

Nous proposons ici une réflexion théorique sur la notion de pratique abductive s'inscrivant dans le cadre épistémologique des travaux du philosophe Charles S. Peirce, et notamment sa théorie de l'abduction. Nous montrerons la pertinence d'une approche qui favorise l'émergence d'hypothèses, et qui, contrairement à l'opinion courante, n'oppose pas induction et déduction mais les relie dans un processus de construction de connaissance. Entre logique et esthétique, entre rationalité et imagination, l'abduction n'a cessé de fasciner les chercheurs et les écrivains. En nous appuyant sur l'analyse d'extraits de deux types de discours d'investigation, l'un scientifique et médical, l'autre littéraire et policier, nous montrerons comment s'articule la double dimension logique et esthétique de l'abduction. L'abduction désigne une forme de raisonnement qui permet d'expliquer un phénomène ou une observation à partir de certains faits. C'est la recherche des causes, ou d'une hypothèse explicative. Nous pratiquons l'abduction dans la vie courante, lorsque nous recherchons les causes d'un phénomène ou d'un fait surprenant. Le diagnostic médical (George, 1997), la méthode du commissaire Maigret (Wouters, 1998), l'analyse spatiale exploratoire des données (Banos, 2001) sont autant de pratiques d'investigation qui utilisent l'abduction..."

Pour lire la suite:

http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/9480/HERMES_2004_39_179?sequence=1

- Max Caisson, revue Terrain, n°25, septembre 1995

L'Indien, le détective et l'ethnologue.

« Dans l'infinité des phénomènes qui se passent autour de moi, j'en isole un. J'aperçois, par exemple, un cendrier sur ma table (le reste s'efface dans l'ombre).
Si cette perception se justifie (par exemple, j'ai remarqué le cendrier parce que je veux y jeter la cendre de ma cigarette), tout est parfait.
Si j'ai aperçu le cendrier par hasard et ne reviens pas là-dessus, tout va bien aussi.
Mais si, après avoir remarqué ce phénomène sans but précis, vous y revenez, malheur ! Pourquoi y êtes-vous revenu, s'il est sans signification ? Ah ah ! ainsi il signifiait quelque chose pour vous, puisque vous y êtes revenu ? Voilà comment, par le simple fait que vous vous êtes concentré sans raison une seconde de trop sur ce phénomène, la chose commence à être un peu à part, à devenir chargée de sens...
– Non, non ! (vous vous défendez) c'est un cendrier ordinaire.
– Ordinaire ? Alors pourquoi vous en défendez-vous, s'il est vraiment ordinaire ?
Voilà comment un phénomène devient une obsession...
La réalité serait-elle, dans son essence, obsessionnelle ? Etant donné que nous construisons nos mondes en associant des phénomènes, je ne serais pas surpris qu'au tout début des temps il y ait eu une association gratuite et répétée fixant une direction dans le chaos et instaurant un ordre.
Il y a dans la conscience quelque chose qui en fait un piège pour elle-même »


(Gombrowicz 1966 ; 1981).

1- Ce texte de Witold Gombrowicz fait partie des extraits de son journal au sujet de Cosmos.

2- Comment peut-on construire un monde, un cosmos, à partir d'un moineau pendu à un fil de fer accroché à une branche, plus un rapport (peu clair) entre la bouche de Léna et celle de Katasia ? Le problème ressemble à celui d'un roman policier (du type detective novel, bien entendu). Pour Gombrowicz, effectivement, un roman policier est « un essai d'organiser le chaos », et Cosmos est cela aussi."

Pour lire la suite:

http://terrain.revues.org/2856

 

- Ilyas Yocaris, Cahiers de Narratologie n°20 / 2011

Relativisme cognitif et indetermination sémiotique: abduction et méta-abduction dans l'oeuvre romanesque d'Umberto Eco

 

"L’œuvre romanesque d’Umberto Eco peut être considérée à plusieurs égards comme un traité de sémiotique « fictionnalisé » en plusieurs volumes, qui vient compléter les ouvrages théoriques de l’auteur (on pense surtout à trois livres : Opera aperta, Trattato di semiotica generale et I Limiti dell’interpretazione). Or, la question principale posée par ce « traité » sui generis porte justement sur le problème de la compréhension : pour Eco comme pour ses héros fictionnels, « le monde est une énigme » (PF 100) qu’il s’agit de déchiffrer, afin de reconstituer si possible un ordre « qui le fasse sortir de son effroyable confusion » (PF 222). La quête de cet ordre est systématiquement mise en avant dans les quatre romans qui formeront notre corpus (Il Nome della rosa, Il Pendolo di Foucault, L’Isola del giorno prima, Baudolino). En effet, les protagonistes respectifs de ces romans se retrouvent invariablement confrontés à un ensemble d’enchaînements factuels énigmatiques perçus comme autant de signes à partir desquels ils essaient de comprendre le mode de fonctionnement du monde qui les entoure et d’en (re)constituer une représentation mentale cohérente. Comme l’auteur le souligne lui-même dans I Limiti dell’interpretazione, une telle démarche herméneutico-épistémologique relève pour l’essentiel de deux opérations sémiotiques : (a) l’abduction ; (b) la méta-abduction."

Pour lire la suite:

https://narratologie.revues.org/pdf/6385

 

Tag(s) : #Philosophie, #Littérature, #Sciences
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