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A Corner in Wheat -D.H. Griffith 1909- (Histoire du cinéma #28)

En 1909, le capitalisme prend déjà un tour nouveau aux Etats-Unis, à la fois par l'essor de la spéculation et par l'invention de nouveaux modes de production "rationnalisés" (taylorisme, fordisme). Dans les deux cas (spéculation et standardisation à la chaîne), il s'agit d'augmenter la rentabilité et les bénéfices du capital au détriment du travailleur, tandis que lorsque les salaires augmentent, ce n'est que pour que la consommation suive le rythme de la production. En effet, comment faire pour vendre des voitures Ford une fois que tous les riches en ont acheté une, deux ou trois? On va donc faire en sorte que l'ouvrier puisse s'en offrir une en travaillant dur, éventuellement en le tenant par l'emprunt. Du côté des spéculateurs, les mécanismes économiques lucratifs déjà bien connus dans l'Europe du XIXème siècle : situations de monopole, coût volontairement exorbitant des machines ou du transport des matières premières, profits réalisés par les intermédiaires, baisse brutale des coûts puis rachats de titres, mise sur la paille de petites entreprises afin que de plus grands groupes les acquièrent pour une bouchée de pain, fixation de prix dérisoires pour les productions agricoles... tout cela est déjà dans les gènes du capitalisme et les américains ne font que développer le concept du profit en usant à grande échelle de toutes les ficelles décrites dans Balzac, Hugo, Marx, Zola et tant d'autres. Dans les années 1850, le New-York Tribune avait publié une centaine d'articles de Marx, mais il est peu probable que cela ait contribué à freiner un tant soit peu l'essor du capitalisme industriel et financier! Même si de grandes grèves éclatent parfois (10.000 ouvrières de confection se mettent en grève à New-York trois mois durant l'hiver 1909), on ne peut pas dire que les Etats-Unis deviendront le terreau de la lutte des classes ou d'un syndicalisme de combat. On sait ce qu'il adviendra en 1929, avec le Krach de la Bourse dont les historiens et les économistes n'ont peut-être pas assez dit l'influence sur l'économie de l'Allemagne ou l'impact sur la déstabilisation de l'Amérique latine. Aux Etats-Unis, ce sont principalement les cinéastes et les romanciers qui dénonceront les excès et les méfaits du capitalisme. Avec A Corner in Wheat (1909) Griffith précède notamment les Temps modernes (1936) de Chaplin, Meet John Doe (1941) de Capra ou encore Citizen Kane (1941) de Welles. Que le cinéma ou la littérature deviennent la bonne conscience du capitalisme, c'est sans doute le prix à payer... Dans ses films, Griffith se méfie de la bassesse humaine, qu'elle soit inscrite en l'homme pauvre ou en l'homme riche. Pour autant, il nous semble qu'il a été un cinéaste sensible à l'injustice et désireux d'en montrer les causes, les mécanismes et les méfaits. Griffith s'intéresse à l'injustice, aux destins injustes, parce qu'avec l'amour, c'est sans doute le thème porteur des plus grandes émotions cinématographiques. L'injustice nous semble plus difficile à rendre dans l'art du roman, il y faut l'art de conter des plus grands. Mais au cinéma, l'injustice se lit sur les visages, dans les gestes les plus durs de la vie, dans le contraste entre les puissants et les déchus, dans l'exposition des modes de vie, des mentalités et des valeurs en acte. Griffith s'inspire ici d'un roman de Frank Norris (1870-1902) qui est un admirateur du réalisme de Zola et dont l'oeuvre progressiste sera adaptée par d'autres cinéastes.

Sur un plan cinématographique, A Corner in Wheat est un petit chef d'oeuvre d'utilisation du montage alterné. Chaque plan séquence contribue de manière essentielle à la narration et joue à la fois un rôle chronologique et un rôle différenciateur : Griffith fait avancer en même temps la description du contraste entre les riches et les pauvres et l'histoire elle-même. Il y a en tout et pour tout quatre scènes thématiques que Griffith alterne avec brio : la vie pauvre et le labeur opiniâtre des paysans, la libido folle et inhumaine des spéculateurs, les moeurs de la haute bourgeoisie, et les répercussions de l'inflation du prix du pain sur les plus pauvres. 

Pour nous, ce petit film, que l'on jugera simpliste ou manichéen selon que l'on lève ou non le petit doigt en prenant son thé, remplace tous les longs discours de politique ou d'économie où l'on veut nous convaincre que la démocratie ultralibérale est le moins mauvais des systèmes possibles... Il décrit bel et bien le monde occidental tel qu'il est dans son fonctionnement. Et si vous vous demandez d'où vient l'inflation actuelle, vous savez maintenant de quel côté chercher. 

A Corner in Wheat (1909) : https://youtu.be/1EEcvfWYVYg

 

Tag(s) : #Cinéma
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