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Giorgio Agamben (né en 1942) -philosophe (Homo Sacer I : Le Pouvoir souverain et la vie nue)

Homo Sacer I : Le Pouvoir souverain et la vie nue

Introduction

A la suite des travaux de Foucault, de Benjamin et d'Hannah Arendt, Giorgio Agamben interroge la dérive totalitaire des démocraties modernes. Comment expliquer les convergences surprenantes, réalisées dans l'histoire du XXème siècle, entre Démocratie et Totalitarisme? Malgré la nécessité de n'entretenir aucune confusion entre la réalité politique de ces deux formes de pouvoir politique et de bien distinguer les différences essentielles qu'elles entraînent sur la vie réelle des gens, il convient de se demander par quels maléfices, par quels glissements, par quelles affinités politiques, conceptuelles et structurelles, il semble toujours possible d'assister au naufrage d'une démocratie en un état totalitaire.  

Pour Agamben, il s'agit d'abord d'interroger le rapport du politique à la vie des hommes. Les Grecs, et en particulier Aristote, utilisent deux mots pour parler de la vie. Le terme Ζωή exprime le simple fait de vivre -ce qu'Agamben appelle la vie nue-, tandis que βίος indique la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe. Chez les Grecs, la vie publique est d'emblée réservée au βίος tandis que la vie naturelle est exclue de la πόλις (la cité) et reste confinée à l'οἶκος (la maison). Le passage de la Ζωή naturelle au βίος politique a pour but le bien-vivre ( to eu zen). Pour Aristote, l'homme est un animal capable d'une existence politique. Qu'est-ce qu'une existence politique par rapport aux autres modes de vie des animaux?

"Il est évident que l’homme est un animal politique, bien plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire. Car, nous le disons souvent, la nature ne fait rien en vain. Et seul parmi les animaux, l’homme est doué de parole. Certes la voix sert à signifier la douleur et le plaisir et c’est pourquoi on la rencontre chez les autres animaux (car leur nature s’est hissée jusqu’à la faculté de percevoir douleur et plaisir et de se signifier mutuellement). Mais la parole existe en vue de manifester l’utile et le nuisible, puis aussi, par voie de conséquence, le juste et l’injuste. C’est ce qui fait qu’il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes et les sépare des autres animaux : la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et autres notions de ce genre, et avoir de telles notions en commun, voilà ce qui fait une famille et une cité."  [Aristote, Politique, I, 22,1253a]

La politique est le lieu où la vie nue, la Ζωή, se transforme en bien vivre. Ce qui doit être politisée, c'est la vie nue, car la πόλις élève la nudité de l'homme à la dignité du λόγος. La vie humaine habite le langage exactement comme la vie nue habite la πόλις.

Agamben souligne que c'est donc en excluant la vie nue de la πόλις qu'Aristote fonde la cité des hommes. La vie meilleure est incluse dans la cité par une exclusion de la vie nue.

Agamben remarque qu'Hannah Arendt, dès 1958, dans son livre "La condition de l'homme moderne", est l'une des premières philosophes à réinterroger le primat de la vie naturelle sur l'action politique comme déclin de l'espace public, si caractéristique selon elle de la modernité. Le thème essentiel de l'interférence grandissante entre l'espace privé et l'espace public sera largement repris dans la suite de ses travaux ( La crise de la culture 1961 et 1968) sans pour autant qu'elle établisse un lien conceptuel direct entre la perméabilité de l'espace politique à la vie privée et l'avènement du totalitarisme. Tandis que l'école de Francfort, Horkheimer et Adorno (1947), Marcuse (1964), Adorno (1966), interrogent les dérives absolutistes de la Raison et la domination exercée sur les hommes par le système capitaliste de production et de consommation -qui comprend le discours de son autolégitimation- il faudra attendre le Michel Foucault de la Volonté de savoir (1976) pour que soit mis en évidence les premiers concepts de ce que Foucault dénommera avec beaucoup d'à propos le biopolitique. Qu'est-ce que le biopolitique?  C'est le fait que l'individu en tant que corps devienne l'enjeu des stratégies politiques et des politiques publiques. "L'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question." [Foucault]

"La santé de la nation en tant que problème spécifique du pouvoir politique se transforme progressivement en gouvernement des hommes" [Agamben, p.13]]

"Il en résulte une sorte d'animalisation de l'homme effectuée par les techniques politiques les plus sophistiquées . Alors apparaissent dans l'histoire aussi bien la multiplication des possibilités des sciences humaines et sociales, que la possibilité simultanée de protéger la vie et d'en autoriser l'holocauste." [Foucault]

Cette émergence du bio-pouvoir correspond aussi au triomphe du capitalisme qui a besoin de corps dociles comme éléments premiers de la machine productive et comme population stable, toujours plus apte à la consommation. Pour Agamben, l'oeuvre de Foucault est profondément novatrice parce qu'il abandonne "l'approche traditionnelle du pouvoir fondée sur les modèles juridico-institutionnels (la définition de la souveraineté, la théorie de l'Etat...) au profit d'une recherche des modalités concrètes à travers lesquelles le pouvoir pénètre dans le corps même des sujets et dans leurs formes de vie". [p.13]

Foucault articulera sa réflexion d'une part autour de l'étude des techniques politiques (science de la police par exemple) et d'autre part autour des technologies du soi ( par quelles techniques de manipulation des sujets, l'individu s'attache-t-il irrémédiablement à son identification par la société de contrôle?). En même temps, il constate deux tendances à l'oeuvre dans les sociétés de pouvoir: l'individuation et, simultanément, la totalisation. Quel est le point où la servitude volontaire des individus communique avec le pouvoir objectif? Quel est le point d'intersection entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir? 

Agamben considère que l'introduction de la Ζωή dans la πόλις, c'est-à-dire la politisation de la vie nue, est l'évènement décisif de la modernité et qu'il constitue une transformation radicale des catégories politico-philosophiques de la pensée classique. Cet évènement serait selon lui à l'origine de l'éclipse du politique en tant que tel. La pensée d'Agamben vise à défendre plusieurs thèses:

1°) La production d'un corps biopolitique est l'acte originel du pouvoir souverain. Cela signifie que le biopolitique est aussi ancien que l'exception fondatrice de la souveraineté et que l'Etat moderne ne fait que mettre en lumière le lien entre le pouvoir et la vie nue.

2°) Depuis Aristote, le politique se constitue par une exclusion, celle de la vie nue qui n'accède à la vie publique que comme "mieux vivre". Pour Agamben, le couple paradigmatique de la philosophie politique ami/ennemi est moins fondamental que le couple vie nue/existence politique, qui englobe le premier. A partir d'une vieille figure du droit romain archaïque,  Agamben forge le concept d'Homo Sacer: dans la Rome antique la plus ancienne, il s'agissait d'une personne qui était exclue, qui pouvait être tuée par n'importe qui (qui occidit parricidi non damnatur), mais qui ne pouvait faire l'objet d'un sacrifice humain lors d'une cérémonie religieuse (neque fas est eum immolari). Cette personne ne disposait plus d’aucun droit civique. De même que chez les Grecs, la condamnation à l'exil, la mise au ban, était la sanction la plus déshonorante, les premiers Romains fondaient le droit civique sur l'exclusion de l'Homo Sacer. Pour qu'il y ait du sacré au fondement du droit, il fallait que certains hommes en soient exclus. L'Homo Sacer est celui par lequel vient le sacré parce qu'on l'en a exclu.

3°) Or, Agamben pense que ce qui caractérise la politique moderne, c'est d'une part que l'exception devient la règle (pourquoi l'Etat moderne a-t-il constamment besoin d'être refondé dans ce qu'il exclut?) et, d'autre part, que la vie nue finit par coïncider avec l'espace public. L'accroissement de la zone d'indifférenciation entre espace privé et espace publique, si caractéristique de la modernité (Hannah Arendt) correspond à la persistance des modèles d'exception et d'exclusion du discours politique moderne 

4°) Tandis que l'histoire des démocraties moderne peut être décrite comme une revendication toujours plus importante de la Ζωή, cette aspiration à l'émancipation de la vie nue s'accompagne d'une recherche du βίος et des formes de vies propres au bonheur humain. Dans cette tension, la démocratie finit pourtant par passer à côté de la Ζωή à laquelle elle avait consacré tous ses efforts. Agamben met à jour la tension qui résulte d'une politique moderne qui ne connaît aujourd'hui aucune autre valeur que la vie mais qui, pour autant, est incapable de penser la vie nue autrement que sur le mode de l'exclusion.    

Pour Agamben, tant que le politique demeurera incapable de penser la vie nue autrement que comme une chose à exclure, autrement que son Autre qui le fonde, il n'y aura pas d'autre chemin pour la citoyenneté politique que des crises refondatrices qui passeront de nouveau par le sang et la mort ou bien l'anesthésie générale, la parfaite absurdité autistique, amorphe et apathique, de la société de consommation et du spectacle, qui ne prépare personne à combattre les drames à venir. La paix qui ne pense pas le conflit n'est qu'une atrophie du politique.

I - Logique de la souveraineté

Le paradoxe de la souveraineté

Penser le politique, c'est penser la souveraineté. Agamben souhaite démontrer que la souveraineté a la structure d'une exception fondatrice de l'ordre juridique. "Le souverain est dans le même temps, à l'extérieur et à l'intérieur de l'ordre juridique." [p.23]

Le souverain, en ayant le pouvoir de suspendre la validité de la loi par la proclamation de l'état d'exception, se pose en dehors de la loi. La souveraineté est à la limite ( fin et commencement)de l'ordre juridique, elle se fonde sur la structure de l'exception. Agamben suit ici les réflexions théoriques sur le concept d'exception, que Carl Schmitt  a développées dans son ouvrage fondamental de 1922 "Théologie politique".

Schmiitt pense l'exception par rapport à la norme juridique. D'un côté, l'exception, c'est ce qu'on ne peut subsumer, c'est ce qui échappe à toute formulation générale. Mais, en tant que pure décision, l'exception fixe d'emblée un point d'origine de nature juridique à l'Etat. De son côté, la norme a besoin d'un milieu homogène et exige une organisation générale, c'est là son essence.

"Il n'existe pas de norme qu'on puisse appliquer à un chaos. Il faut que l'ordre soit établi pour que l'ordre juridique ait un sens. Il faut qu'une situation normale soit créée, et celui-là est souverain qui décide définitivement si cette situation normale existe réellement. Tout droit est donc à l'origine un droit en situation." [Schmitt, p.23]

Pour Schmitt, le souverain, en posant l'exception, établit et garantit l'origine puis l'organisation de l'Etat. Le cas d'exception est ce qui révèle l'essence de l'autorité de l'Etat. S'il doit y avoir un contrat social, celui-ci sera second. La décision fondatrice, qu'elle provienne ou non de la violence, s'appuie sur la structure de l'exception. Son autorité démontre que pour créer le droit, il n'est nul besoin d'être dans son droit. "L'exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l'exception prouve tout; elle ne fait que confirmer la règle: en réalité la règle ne vit que par l'exception." [Schmitt, ibid.]

Kierkegaard avait déjà insisté sur l'importance philosophique du concept d'exception:  "L'exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si l'on veut étudier correctement le cas général, il suffit de chercher une véritable exception. Elle jette sur toutes choses une lumière beaucoup plus crue que le général. A la longue, on finit par se lasser de l'éternel verbiage du général: les exceptions existent. On n'est pas en mesure de les expliquer? On expliquera pas davantage le général." [ Schmitt, citant Kierkegaard, ibid.]    "

L'analyse conceptuelle kierkegaardienne contient l'essence de la vie même du politique: le général ne se régénère que de l'exception, tandis que l'exception fonde ce qui deviendra norme et généralité. Par là-même, Schmitt, s'appuyant sur Kierkegaard, met en garde les Etats modernes contre l'affadissement de la pensée du général, affadissement qui contient les germes du retour à l'exception. C'est là ce qui intéresse précisément Agamben: essayer de démontrer que le politique ne saurait sortir de ses crises cycliques et dévastatrices tant qu'il ne sera pas capable de se fonder autrement que dans une dialectique de la norme générale et de l'exception fondatrice. Il faut donc penser l'exception avant toute chose, car "l'exception pense le général avec l'énergie de la passion" [Schmitt, ibid.] 

A la suite des travaux d'un Deleuze ("La souveraineté ne règne que sur ce qu'elle est capable d'intérioriser"), d'un Foucault (Histoire de la folie à l'âge classique) ou d'un Blanchot ("la société essaie d'enfermer son en-dehors"), Agamben poursuit la réflexion pour l'étendre à la structure de l'ordre juridico-politique qui lui paraît celle d'une inclusion de ce qui est repoussé au-dehors. Ce qui est en-dehors dans la structure de la souveraineté comme exception est inclus non pas simplement à travers une interdiction ou un internement, mais en suspendant la validité de la norme, c'est-à-dire en permettant qu'elle se retire de l'exception, qu'elle l'abandonne. D'une certaine manière, et Agamben insiste sur ce point, "ce n'est pas l'exception qui se soustrait à la règle, mais la règle, qui, en se suspendant, donne lieu à l'exception." [p.25]

"L'exception est une espèce de l'exclusion. Elle est un cas singulier qui est exclu de la norme générale. Mais ce qui caractérise proprement l'exception, c'est que ce qui est exclu n'est pas pour autant absolument sans rapport avec la norme; au contraire, celle-ci se maintient en relation avec elle dans la forme de la suspension. La norme s'applique à l'exception en se désappliquant à elle, en s'en retirant. L'état d'exception n'est donc pas le chaos qui précède l'ordre, mais la situation qui résulte de sa suspension. En ce sens l'exception est vraiment, selon son étymologie, prise dehors  (ex-capere) et non pas simplement exclue." [p.25]

C'est donc seulement en restant en relation avec l'exception que la norme se constitue comme règle. Agamben appelle relation d'exception cette forme extrême de la relation qui n'inclut quelque chose qu'à travers son exclusion. 

"La relation d'exception exprime la structure formelle originaire de la relation juridique. La décision souveraine sur l'exception est, en ce sens, la structure politique originaire à partir de laquelle seulement, ce qui est inclus et ce qui est exclu de l'ordre acquièrent leur signification. L'état d'exception est donc le principe de toute localisation politique, car lui seul ouvre l'espace dans lequel la fixation d'un certain ordre juridique et d'un territoire déterminé devient pour la première fois possible." [p.26]  

L'un des questionnement centraux d'Agamben est d'essayer de comprendre, comment et pourquoi, l'état d'exception, comme structure politique originaire rare -parce que fondatrice- acquiert, à l'époque contemporaine, la fréquence d'une règle.  

Au XXème siècle, la capacité à exclure, qui caractérise l'état d'exception, a pris une forme nouvelle. Il ne s'agit plus seulement de surveiller, d'enfermer, ou de punir, mais de loi martiale, d'état de siège ou d'état d'urgence.

Agamben considère que le paradigme territorial de l'exception absolue est le camp de concentration. De quelle nature est l'ordre, le nomos, qui cherche son fondement dans un tel état d'exception?

La loi est toujours la recherche d'une langue, d'un discours, qui pose l'exception souveraine comme pure puissance, dans la suspension de toute référence à la vie réelle des hommes et des femmes. Tout discours de propagande, d'exclusion, voire d'extermination, est l'expression de la violence souveraine qui suspend le rapport du nomos à la vie des hommes. C'est la vie nue que le langage sacrifie et le camp de concentration est le lieu ou la doctrine nazie exclut la vie nue en l'incluant. Exclusion-inclusion de la vie nue comme néantisation. Plus la doctrine est folle, c'est-à-dire hors du nomos de la tradition juridique, plus le corps nu doit souffrir. En un sens, le camp de concentration fonde le nomos nazi comme état d'exception. 

Logique de l'exemple et de l'exception

De Deleuze à Agamben, en passant par Lacan, apparaît le motif du langage comme mot d'ordre. Le langage, toujours plus éloigné de la parole, qui exclut la chose en l'incluant sous le nom, et qui dit ainsi l'ordre et le droit. C'est pourquoi, dire et nommer, c'est toujours commencer à dire le droit.

Les catégories du langage, parce qu'elles déterminent et dénotent le réel, sont également à l'oeuvre dans la dialectique du dehors et du dedans qui fonde toute souveraineté. Agamben interroge cette dialectique à travers les concepts d'exception et d'exemple.

L'exemple est mis en exergue, c'est-à-dire extirpé et hissé hors du cas normal, non parce qu'il n'en ferait pas partie, mais au contraire afin d'exhiber son appartenance. Il est un paradigme -ce qui se montre à côté de- car une classe d'objet ne contient pas son paradigme: la classe a besoin de l'exemple pour dire de quoi elle est l'ensemble. L'appartenance ne peut être montrée que de l'extérieur. Le groupe fait un exemple pour montrer sur quoi se fonde l'appartenance au groupe.

A l'inverse, l'exception est incluse dans le cas normal précisément parce qu'elle n'en fait pas partie. Ici, c'est la non-appartenance qui ne peut être montrée qu'à l'intérieur. L'exception est incluse dans un tout auquel elle n'appartiendra jamais vraiment, car cela lui est refusé par le tout. Le groupe a besoin de l'exception pour montrer ce qui ne lui appartient pas.

Ainsi, l'exception et l'exemple fondent le dedans et le dehors de toute communauté. La communauté et la souveraineté sont donc constitutivement et dialectiquement traversées par des crises conceptuelles qui sont aussi des crises réelles, autour des couples de catégories appartenance/inclusion, dehors/dedans, norme/exception. L'exception souveraine précise les lignes de partage originelles de ces couples catégoriels et fonde le droit sur ces lignes de partage. L'exception souveraine originelle est ce moment unique où l'exception a aussi besoin d'exemples fondateurs (punitions et exactions exemplaires). Ainsi la souveraineté se fonde-t-elle d'abord sur ce qu'elle rejette en l'accueillant en son sein à titre d'exception, tandis qu'elle rejette hors d'elle ce qui est exemplaire d'elle-même. Tout déséquilibre grave entre ce qui est excepté et ce qui exemplifié conduit à la ségrégation, à l'injustice, voire à la mort, aux massacres et aux pires atrocités. Il est donc de la plus haute importance de mesurer ce que le langage, le politique et le droit, rejettent et retiennent à titre d'exemples et d'exceptions. Tout découpage politique et toute légitimité se fondent dans cette articulation.     

La Souveraineté fonde le Droit en tant que système d'inclusion/exclusion de la vie nue comme faute, sur le mode de l'abandon:

La Souveraineté originelle décide de ce qui est extérieur au nomos et fonde le Droit sur cette extériorité comme exception. Ce qui est extérieur au Droit n'est évidemment pas l'illicite. Le licite et l'illicite eux-mêmes doivent trouver référence dans la vie nue des hommes.
La Souveraineté ne pose pas tout d'abord le Droit comme démarcation du licite et de l'illicite, et encore moins comme système de règlement des conflits, des préjudices et des réparations, ni comme théâtralisation symbolique de la réparation. Toutes ces déclinaisons ne servent que le maintien de la Souveraineté mais ne fondent pas la décision Souveraine dans la sphère du Droit.

La décision Souveraine originelle définit tout d'abord le Droit comme degré d'implication et de capture de la vie nue dans la sphère du nomos. Avant que de pouvoir normer, le Droit doit d'abord inclure/exclure ce qu'il retient ou rejette de la vie nue.

En dehors du Droit, la vie nue ne connaît pas la norme, elle connaît la faute comme dette entre humains. La dette (ou faute) est le référentiel à partir duquel le Droit va pouvoir normer. C'est parce que la vie nue est en faute ou en dette, que le Droit va pouvoir définir du licite et de l'illicite. Cependant, le Droit dit en même temps ce qui, de la faute, peut être inclu ou exclu du champ juridique, et donc ce qu'il en est de sa reconnaissance par la Souveraineté.

Le Droit n'a donc pas d'autre origine que la vie qu'il parvient à capturer dans ses lois, qui sont toutes fondées sur le couple exception/exemple. La possibilité de la faute humaine comme pure référence est incluse dans le Droit (comme chez Kafka), tandis que la faute humaine désignée, identifiée, voire inventée et propagée par le pouvoir, est mise au ban, abandonnée. La vie nue désignée comme fautive est abandonnée, cela signifie que le Droit s'en retire.

Il serait donc tout à fait imprécis de dire que le Droit s'applique à la vie nue. En réalité, il s'en empare et, en s'en emparant, il l'abandonne, il la met au ban. Le camp de concentration est paradigmatique d'un abandon sous le prétexte fallacieux de la faute. La propagande anti-juive ne peut définir de l'illicite que sur un discours de faute originelle.

L'Etat d'exception à l'origine de la Souveraineté décide donc de ce qui, de la vie nue, est abandonné.

Il en est de même de toute morale, de toute éducation, et de tout discours servant le maintien au pouvoir de la Souveraineté (ou son ascension): en abandonnant la vie nue comme intrinsèquement fautive, il est aisé d'édicter des interdits qui placeront la vie nue au ban de la société et du Droit. La vie nue ne peut obtenir une reconnaissance partielle du Droit qu'en acceptant et subissant le principe originel de la faute, ce qui permet en second lieu au système souverain de tenir le discours de la culpabilité. La vie nue n'intéresse donc pas tout d'abord la Souveraineté, le Droit, la morale ou l'éducation en tant que vie coupable (cette culpabilité, ce sont ces systèmes de domination qui en décident) mais en tant que vie fautive. Parce que toute vie nue est susceptible d'être fautive, il est possible de mettre au ban l'humain, si possible à grande échelle.

Le nomos basileus (la loi du Souverain)

Dans l'Antiquité grecque, le nomos (la loi) se définit toujours par rapport à Bia (la violence) et Dikè ( la justice). Agamben montre que c'est Pindare qui a sans doute donné le premier la définition du nomos souverain la plus proche de celle du concept moderne d'état d'exception, conception que seul Hobbes reprendra véritablement à son compte en fondant la pensée politique moderne. 

Dans un passage de Les Travaux et les jours, Hésiode rappelle que la Justice est un cadeau que Zeus a donné aux hommes afin qu'ils puissent oublier la violence. Ce sera finalement la thèse de Platon, qui considère qu'il y a une antériorité de la loi fondatrice qui règne sur les hommes dès l'état de nature. Platon s'oppose à la thèse de ses adversaires, les sophistes, qui identifient état de nature et violence: pour Platon, c'est le nomos qui règne sur les hommes et non les hommes sur la loi. Il nous paraît donc possible de soutenir que, chez Platon, l'homme et la cité commencent avec la loi. La loi et la cité sont naturelles, en tous cas conformes à la nature, et la violence peut être pensée et considérée comme un problème séparé. Comme plus tard chez Rousseau,  la violence chez Platon relève davantage de la recherche des intérêts que de la fondation de la πόλις, et elle contribue à la dislocation de la cité plutôt qu'à sa formation.    

Solon attribuait au nomos la force et le pouvoir, d'unir la violence et la justice (fragment 24). Ce grand législateur reconnaissait ainsi que, au sein du nomos, la justice a besoin de la violence et la violence a besoin de la justice. Solon revendique donc une supériorité de la loi sur la violence et la justice, considérées séparément, tout en indiquant que la justice ne pourrait rendre la loi sans la violence de même que la violence serait bien incapable de dire la loi, sans la justice.

Or, pour Pindare, la souveraineté de la loi est bien plus obscure, et les rapports entre loi, violence et justice sont bien plus troubles.

Dans le fragment 169, Pindare définit le nomos souverain comme ce qui justifie la violence, et même la plus grande violence:

"Le nomos de tous, souverain des mortels et des immortels, dirige d'une main entre toutes puissante, en justifiant le plus violent. J'en juge d'après les travaux d'Héraclès."

Pour Pindare, ce que la loi souveraine accomplit, elle l'accomplit non pas par une violence juste mais par une juste violence: non seulement les fins justifient la violence (cela est déjà vrai dans le fragment de Solon) mais la violence elle-même peut justifier les fins.

Qu'est-ce qu'une violence qui justifie les fins du point de vue du nomos souverain? C'est une violence qui pose le Droit, une violence qui se fait Droit. Il ne s'agit plus de dire: "pour poser le Droit, le recours à la violence peut être nécessaire et justifié" mais au contraire: "la violence, en s'exerçant, pose le Droit". Thèse redoutable -mais dont la postérité mène jusqu'à Carl Schmitt- que celle d'une loi souveraine qui pose le Droit par le plein exercice de la violence.

Agamben prolonge la pensée inaugurée par Pindare, et théorisée plus tard par Hobbes, d'une souveraineté qui trouve son origine dans l'état d'exception, défini comme ce moment d'indistinction et de confusion où la violence se transforme en droit et le droit en violence.

Dans cette perspective, qu'est-ce que la suspension du droit? Ce n'est pas l'état de nature mais l'état d'exception. Chez Hobbes, l'état de nature ne correspond pas à une hypothétique époque historique originelle mais au concept limite de la dissolution de l'Etat.

"La souveraineté est chez Hobbes une incorporation de l'état de nature dans la société, un seuil d'indifférence entre nature et culture, entre violence et loi. Telle est la spécificité de la violence souveraine." [Agamben p.39]

Chez Hobbes, le nomos souverain est aussi bien rattaché à l'état de nature qu'à l'état d'exception  (au sein duquel on ne peut distinguer entre violence et justice).  

Ainsi, pour Agamben, de Pindare jusqu'aux penseurs modernes et contemporains  de la violence, il y a une proximité entre le nomos souverain et l'état d'exception comme suspension du Droit. L'un des problèmes majeurs apparus au XXème siècle est que l'état d'exception tend à coïncider de plus en plus souvent avec l'ordre normal, comme si la plupart des Etats contemporains ne savaient plus ni légiférer ni asseoir leur souveraineté autrement que dans des régimes d'exception.   

Puissance et droit

Agamben interroge les liens possibles et les relations entre Souveraineté, pouvoir constituant et pouvoir constitué. 

Il déplore que, dans la philosophie politique contemporaine (comme dans toute la tradition des sciences politiques) le pouvoir constituant soit le plus souvent considéré comme d'origine presque factuelle (pour ne pas dire mythologique) et soit, de facto, d'origine "pré-étatique" et "pré-juridique". Pour ce courant de pensée majoritaire, il ne semble possible de parler de pouvoirs constitués, qu'une fois que l'Etat est fondé, tandis que le pouvoir constituant ne peut alors plus que préexister à l'Etat d'une manière ou d'une autre, dans une forme de "transcendance souveraine", ou de contrat social surgissant on ne sait trop comment de l'état de nature. Une telle approche ne permet pas de penser un éventuel statut juridico/politique de toutes les formes de dictature, de l'état d'exception en général, ni même du pouvoir de révision des constitutions (comme de toute modification significative du rapport entre l'exécutif et le législatif qui interviendrait en dehors du droit). De ce fait, le pouvoir constitué est alors immanquablement présenté comme un legis ex machina (dans le meilleur des cas un legis ex historia, ce qui ne fait que renvoyer le problème aux origines de toute cité comme de tout "territoire"), qui serait l'appropriation par l'Etat d'une puissance originelle (presque mythologique, en tous cas mythique) façonné par le discours historico-politique et traduite dans le droit au cours de l'histoire. 

Dans son livre de 1921, Critique de la violence, Walter Benjamin est sans doute le premier à penser le rapport ontologique entre la violence et le droit, en considérant que le rapport entre pouvoir constituant et pouvoir constitué est aussi le rapport entre la violence qui fonde le droit et la violence qui le conserve.

"Que disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une institution, cette dernière alors périclite. Les parlements aujourd'hui en donnent un exemple. Ils présentent le déplorable spectacle qu'on connaît parce qu'ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent d'exister (...) Il leur manque le sens de la violence fondatrice de droit, qui est représentée en eux; rien de surprenant si, au lieu d'aboutir à des décision dignes de cette violence, ils recourent au compromis, pour résoudre les problèmes politiques sur un mode qui prétend exclure la violence." (Critique de la violence) 

Le problème d'une telle position, comparable à celle des discours démocratico-révolutionnaires, est de conférer une noblesse fondatrice à toute violence originelle, en dehors de toute légitimité. Sur quelle ontologie, mais aussi sur quelles réalités, peut reposer la légitimité du pouvoir constituant, avant que le droit n'ait commencé à diluer la violence fondatrice? Par ailleurs, cette violence originelle, a-légitime, qu'est-elle, sinon un autre discours mythologique?

Pour Sieyès, le pouvoir souverain, qui est présupposé comme état de nature dans une relation de ban avec l'état de droit, se scinde lui-même en un pouvoir constituant et un pouvoir constitué. "Le pouvoir constituant nécessaire à toute constitution" est situé pour Sieyès en dehors du lien social: il est une émanation de la nation -autre concept mythique s'il en est...

"On doit concevoir les nations sur la terre comme des individus, hors du lien social, dans l'état de nature" ( Qu'est-ce que le tiers état?) 

Hannah Arendt cite ce passage de Sieyès dans son essai On Revolution, tandis qu'elle montre que les processus révolutionnaires exigent un principe absolu capable de fonder l'acte législatif du pouvoir constituant. Agamben rappelle à la suite d'Arendt que Robespierre avait besoin de la fiction mythique d'un "législateur immortel", c'est-à-dire d'un rappel constant à la Justice."Robespierre avait besoin d'une source transcendante et toujours présente d'autorité, qui ne pouvait s'identifier à la volonté générale de la nation, ni à celle de la Révolution, de telle sorte qu'une souveraineté absolue conférât d'une part la souveraineté à la nation et qu'une immortalité absolue pût garantir à la république, sinon l'Immortalité, du moins quelque permanence et quelque stabilité." (Arendt; On Revolution)

Robespierre a besoin de l'Idée en soi et en acte de la République, conception à la fois platonicienne dans son essence et aristotélicienne du point de vue de la puissance de l'acte souverain. Agamben, comme nous le verrons par la suite, cherche à combattre cet héritage extrêmement lourd, cette double tradition de la philosophie politique. Agamben n'accepte comme vérité nécessaire à la souveraineté, ni une essence du politique qui attendrait la vie nue des hommes pour l'asservir, ni l'idée d'une puissance souveraine qui attendrait sa réalisation dans l'acte fondateur de la constitution.  

 

Puissance et acte

Agamben interroge le couple aristotélicien puissance/acte (dunamis/energeia). D'une part, l'acte semble subordonné à la puissance (le joueur de cithare doit en avoir acquis la capacité), mais, d'autre part, la puissance est subordonnée à l'acte comme ce qui la révèle. 

Contrairement aux mégariques, pour lesquels la puissance existe seulement dans l'acte, Aristote insiste sur l'autonomie de la puissance. On peut donc concevoir au moins deux modes de la puissance politique: la puissance qui s'exerce entièrement dans l'acte (la puissance n'est que ce qu'elle fait et elle se montre et se prouve dans l'action) et la puissance autonome qui est d'abord une puissance de faire ou de ne pas faire.

En effet, pour Aristote, la puissance n'est pas simple possibilité, elle a une consistance propre, elle ne s'évanouit pas dans l'acte. Elle est un mode d'être ou de ne pas être. (Métaphysique, 1050 b 10)

La puissance est puissance de ne pas faire. La puissance est ce qui peut ne pas passer à l'acte. "Elle se maintient en relation avec l'acte dans la forme de la suspension" (Agamben, p.48) 

La question devient celle du passage à l'acte. La puissance est l'expression, dans l'acte, de tout ce qui n'est plus retenu dans la puissance du ne pas. Dans l'acte, la puissance dépose sa puissance de ne pas être. Agamben déplore que cette ontologie de la puissance constitue le paradigme de la souveraineté: puissance d'être ou de ne pas être, puissance d'excepter, puissance de se retirer. Ainsi se perpétue une idéologie de la puissance héritière de l'ontologie d'Aristote: l'être se fonde souverainement, sans rien qui le précède ni le détermine sinon son pouvoir de ne pas être. L'acte est la puissance qui se donne à soi. La souveraineté convoque ou ne convoque pas sa puissance à partir d'elle-même et fonctionne dès lors sur le mode de l'ontologie. La souveraineté est alors soit provoquée, lorsque sa puissance est mise en défaut dans le ne pas, soit comme aveuglée par sa toute-puissance, dans l'excès d'un passage à l'acte où la forme de son exercice se confond avec son principe. Car il arrive aussi que la souveraineté en acte oublie la puissance du ne pas, et que l'acte aille encore au-delà de la puissance qui le fait être, devenant toute-puissance.

"Voici pourquoi il est si difficile de penser une constitution de la puissance intégralement émancipée du principe de souveraineté et un pouvoir constituant qui ait définitivement brisé le ban qui le lie au pouvoir constitué(...) Il faudrait plutôt penser l'existence de la puissance sans aucune relation avec l'être en acte et ne plus penser l'acte comme accomplissement et comme manifestation de la puissance." (Agamben, p.49)

Ce n'est qu'en repensant le politique en dehors de toute ontologie que la puissance n'existera plus comme idéologie avant que d'être exercée et que l'obéissance ne précèdera plus les institutions qui la rendent possible.  

Forme de loi

Dans le chapitre du Procès, Devant la loi, Kafka a proposé une parabole du ban souverain à travers la forme de la loi qui ne signifie rien et qui abandonne l'homme à sa seule soumission.  

La porte de la loi est ouverte devant un homme, un paysan; elle n'est ouverte que pour lui mais elle ne signifie rien de précis. Un gardien se contente de le dissuader d'y pénétrer en invoquant de grands périls. La loi n'exige rien du paysan mais elle l'exclut tout en s'ouvrant à lui. La loi ne s'applique qu'à lui mais ne s'applique pas réellement. Nous ne savons pas si elle s'appliquerait si l'homme franchissait la porte. La loi abandonne cet homme qui demeure à l'extérieur mais nous pouvons supposer qu'elle l'abandonnerait tout autant s'il était à l'intérieur. Agamben cite la réplique du prêtre dans Le Procès: "Le tribunal de veut rien de toi. Il t'accueille quand tu viens, il te laisse aller quand tu t'en vas." La loi est indifférente à la personne, elle accueille et rejette, de même que Joseph K. l'approche et s'en méfie tout à la fois. La loi est l'inclusion qui exclut et l'exclusion qui inclut. La forme de la loi a la structure du ban souverain. 

"Etre en vigueur sans signifier: rien ne saurait mieux définir la situation de la loi dans le roman de Kafka (...) Quelle est, de fait, la structure du ban souverain, sinon celle d'une loi qui est en vigueur, mais ne signifie pas? Partout sur la planète, les hommes vivent aujourd'hui dans le ban d'une loi et d'une tradition qui ne se maintiennent en vigueur qu'en ce degré zéro de leur contenu, en les incluant dans une pure relation d'abandon." (Agamben, p.52) 

Toutes les sociétés sont entrées aujourd'hui dans une crise de légitimité où la loi est devenue la forme vide de la souveraineté, un nihilisme où les hommes s'abandonnent à la loi et où la forme de la loi conditionne la forme de la vie.     

"Car la vie soumise à une loi qui est en vigueur sans signifier ressemble à la vie dans l'état d'exception, où le geste le plus innocent, voire le moindre oubli, peut entraîner les conséquences les plus extrêmes. Or, ce que Kafka décrit est exactement une vie de ce genre, dans laquelle la loi est d'autant plus envahissante qu'elle manque de tout contenu. De même que, selon Kant, le caractère purement formel de la loi morale fonde sa prétention universelle à s'appliquer en toute circonstance, de même dans le village que décrit Kafka, la puissance vide de la loi est elle aussi si présente et si réelle qu'elle ne se distingue plus de la vie." (Agamben, p.54)    

En pouvant s'appuyer sur une excroissance sans fin de la forme de la loi et de sa puissance comme emprise sur les formes de vie, la souveraineté place la vie nue dans un état d'exception permanent où la loi décide de la forme de la vie. Comme dans le village au pied du Château, il devient impossible de distinguer la loi de la vie. Sous le concept d'Etat d'exception effectif, Benjamin a théorisé le sens de l'histoire comme la transformation intégrale de la vie en loi.

Pour Agamben la question devient messianique: si les hommes ont abandonné la clé de la compréhension de la vie pour s'en remettre à la forme souveraine de la loi, que ferait un Messie devant un corpus de loi dénuées de toute signification? Il semble que seul un Messie puisse encore transgresser la Souveraineté comme abandon des hommes à leur inclusion/exclusion dans la forme de la loi. Dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses phrases, l'homme appartient et n'appartient plus à la société des hommes. Quant à la vie et aux corps des hommes, ils sont pris dans l'espace formel de la souveraineté. 

Le Messie a cherché à transgresser la loi des hommes. Il s'agissait d'échapper à la souveraineté incluante/excluante, il s'agissait de se sauver (au double sens du terme). Aujourd'hui la forme de la loi est en l'homme comme destin et comme pratique: chacun doit vivre conformément. "Etre en vigueur" est devenu la signification elle-même. La loi sait ce que nous ne savons pas, la loi sait ce qu'il faut faire, la loi protège et condamne, la loi est l'objet transactionnel de notre amour et de notre haine des hommes, elle limite la discussion et l'organise. Celui qui emprunte la porte de la loi s'en remet à l'abandon: tout ce qui le concerne sera écrit et consigné comme la forme de son abandon. Le Procès de Joseph K. est l'enregistrement de son abandon au Tribunal du sens et du non-sens.    

Droit et violence

Dans l'analyse de Benjamin (Pour une critique de la violence), le lien irréductible qui unit la violence et le droit est celui d'une oscillation dialectique, dans l'histoire, entre la violence qui fonde le droit et la violence qui le conserve. Selon Benjamin, cette dialectique se trouverait brisée, suite à la dissolution progressive du moment fondateur et du déclin inéluctable des forces conservatrices, par une violence d'un troisième genre qui ne fonde pas le droit ni le conserve, mais qui le dépose. Benjamin appellera "violence divine" cette violence qui, en rompant avec la fondation et la conservation du droit, régénère la violence en une nouvelle origine.    

"La loi de ses oscillations repose sur le fait que toute violence conservatrice de droit, à la longue, par la répression des contre-violences hostiles, affaiblit elle-même indirectement la violence fondatrice de droit qui est représentée en elle (...) La chose dure jusqu'au moment où soit des violences nouvelles, soit des violences précédemment réprimées l'emportent sur la violence jusqu'alors fondatrice de droit, et de la sorte fondent un droit nouveau pour un nouveau déclin. C'est sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, sur la suspension du droit, y compris les violences auxquelles il renvoie, comme celles qui renvoient à lui, finalement donc de la violence de l'Etat, que s'instaurera une nouvelle ère historique." (Benjamin, Pour une critique de la violence, p.54)

Agamben interroge cette figure limite de la "violence divine" et cherche à situer par rapport à elle la violence souveraine et en particulier l'état d'exception. Pour Agamben, la violence qui s'exerce dans l'état d'exception "ne conserve pas simplement le droit, ni le fonde, mais le conserve en le suspendant, et le fonde en s'excluant de lui en tant qu'exception. Ainsi, la violence souveraine ne se laisse pas réduire intégralement à l'une de ces deux formes de violence (...) La violence souveraine ouvre une zone d'indifférence entre loi et nature, extérieur et intérieur, violence et droit; pourtant, le souverain est précisément celui qui garde la possibilité de les séparer dans la mesure même où il les confond." (Agamben, p.63)  

En tout état de cause, la violence souveraine est capable de fonder le droit et de le conserver, la décision souveraine n'étant le plus souvent que le passage de l'une à l'autre de ces deux violences. Ainsi le lien entre violence et droit est toujours préservé, d'autant qu'un nouveau droit promulgué par la violence souveraine conserve souvent l'ancien en le transformant.

En revanche, ce que Benjamin qualifie de "violence divine" se situe dans une zone où il n'est plus possible de distinguer l'exception de la règle, où s'effectue la dissolution du lien entre la violence et le droit. La violence divine de Benjamin, en étant en capacité de déposer le droit, met à jour le rapport entre la violence qui le constitue et la violence qui le conserve, comme unique contenu du droit réel. La violence n'est certes pas le but apparent du droit, mais le droit est le but de la violence qui fonde et qui conserve. Aussi le droit ne peut-il jamais congédier la violence, à moins de ne plus pouvoir s'exercer durablement comme droit. Un droit qui ne serait plus en capacité de mesurer la violence qui est en lui, comme la violence à laquelle il doit s'opposer hors de lui, ne serait plus qu'un droit qui administrerait les affaires courantes et qui ne saurait plus punir ce qui le dépasserait alors en violence.

La violence divine étant un concept limite difficile à définir, Benjamin tourne plutôt son attention vers le porteur du lien entre violence et droit, qu'il appelle "la vie nue" (bloss Leben). Benjamin établit non seulement un lien essentiel entre la vie nue et la violence juridique mais il considère également que la domination du droit sur la vie nue est coextensive à la vie nue: "la fondation de la violence juridique renvoie à la culpabilité de la vie nue naturelle, laquelle, de manière innocente et malchanceuse, livre le vivant à la peine qui lui fait expier sa faute et qui purifie le coupable lui-même, non pas d'une faute à vrai dire, mais du droit." (Benjamin, p.50)

Pour Agamben comme pour Benjamin, "il est suspect que ce que nous proclamons sacré soit précisément ce qui, selon la pensée mythique, est le porteur de culpabilité: la vie nue, comme si une complicité secrète liait le caractère sacré de la vie au pouvoir du droit."

La violence du droit serait donc le moyen le plus sûr d'innocenter la vie nue de ses peines, pendant que le caractère sacré de la vie, assez récent dans l'histoire occidental (et ignoré des Grecs), augmenterait sa culpabilité. Ainsi, tandis que la vie nue rechercherait sa protection, sa vérité et son pardon dans le droit, le droit se nourrirait du sacré afin d'asseoir sa violence sur la vie nue. 

II- Homo sacer

Agamben dénonce l'invention d'un mythologème dans la tradition sociologique et anthropologique -française en particulier- pour laquelle le sacré serait une notion ambivalente en rapport avec des signifiants (en excès) comme ceux de tabou, ou de mana. Pour Agamben, la notion du "sacré", également confondue avec la divinisation de la vie par le religieux, ne relèverait pas d'une caractérisation spirituelle et transcendante de la vie, ni des interdits diversement et classiquement rattachés à son champs sémantique, mais d'une caractérisation du politique dont on trouverait encore dans le droit romain archaïque des éléments permettant d'en comprendre sa véritable origine. 

Agamben cite Festus Grammaticus  (IIème siècle ap.J-C) dans son De significatione verborum : "L'homme sacré est certes celui que le peuple a jugé pour un crime; il n'est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide. La première loi du tribunal affirme en effet que si quelqu'un tue un homme qui a été déclaré sacré par plébiscite, il ne sera pas considéré comme homicide. De là, l'habitude de qualifier de sacré un homme mauvais ou impur."

Il est tout à fait surprenant que cette caractéristique négative du sacré soit parvenue jusqu'à nous alors même que "le sacré", défini comme ce qui doit être absolument respecté et inviolable, prenait le dessus sémantiquement dans nos sociétés. Comment notre langue peut-elle faire côtoyer l'inviolable (un temple sacré) et le socialement contestable (c'est un sacré loustic) dans une même vénération/admiration? La thèse d'Agamben est qu'il ne s'agit pas ici d'ambivalence (que signifierait-elle?) mais d'une structuration incluant /excluant, comme peut l'être la transgression. 

Festus témoigne que l'homo sacer était à la fois rejeté de la sphère sacrée au sens où nous l'entendons rétrospectivement aujourd'hui, mais aussi de la sphère du droit: interdire le sacrifice et autoriser le meurtre, c'était, dans un même châtiment, soustraire la vie d'un homme à la loi divine et à la loi humaine. Agamben interroge le rapport que pouvait avoir le rejet de la sacratio hors du divin et du juridique avec une structure politique originaire. Peut-on concevoir un lieu politique originaire, situé en deçà  de la distinction entre sacré et profane, entre religieux et juridique? L'homo sacer est livré à la vindicte populaire, le droit et le divin s'en détournent, tandis que le politique se construit de cette exception, car livrer un homme à la vie nue c'est aussi montrer comment le politique est d'emblée bio-politique. Tout ce que le politique rejette, c'est ce qu'il protège en lui. Sa capacité de rejet fait adhésion et livre du même coup la vie nue de chacun à l'exception souveraine. Le politique ne relève pas pour Agamben d'un contrat avec le Souverain mais d'une appartenance qui exclut, et d'une exclusion qui fonde. 

Naissance d'un mythologème.

Agamben déplore que "la dimension juridico-politique originaire qui s'expose dans l'homo sacer soit recouverte par un mythologème des sciences humaines qui non seulement ne peut rien expliquer en soi, mais a lui-même besoin d'être expliqué."

Agamben met à jour l'historique de la construction théorique de "l'ambiguïté du sacré" dont il situe l'origine chez l'anthropologue écossais, spécialiste des religions comparées, Robertson Smith, dont l'ouvrage "Les Lectures de la religion des Sémites" (1889) eu un retentissement considérable, en particulier dans la pensée du Freud de "Totem et tabou."

"C'est dans ce livre, en effet, que la notion ethnographique de tabou déserte pour la première fois le cadre de la culture primitive et pénètre résolument dans l'histoire de la religion biblique,en marquant irrévocablement de son ambiguïté l'expérience occidentale du sacré." (Agamben p.72)

"A côté de certains tabous, qui correspondent exactement à des règles de sainteté et qui protègent l'inviolabilité des idoles, des sanctuaires, des prêtres, des chefs et en général des personnes et des choses appartenant aux dieux et à leur culte, on rencontre une autre espèce de tabou qui, dans la culture sémitique, trouve un parallèle dans les règles d'impureté. Les femmes après l'accouchement, l'homme qui a touché un cadavre, etc, sont temporairement tabous et séparés de la société humaine, tout comme ces personnes sont considérées dans les religions sémitiques comme impures. En pareil cas, la personne taboue n'est pas considérée comme sainte, car elle est isolée aussi bien du sanctuaire que de tout contact humain(...) Dans de nombreuses sociétés primitives il n'existe aucune ligne de démarcation nette entre ces deux tabous, et même chez certains peuples plus évolués la notion de sainteté et celle d'impureté sont souvent contiguës." (Robertson Smith, p.152-153)

Pour Robertson Smith, il n'est pas possible de séparer le système du tabou d'une puissance ambigüe et ambivalente du sacré. Dix ans plus tard, "l'Essai sur le sacrifice" (1899) d'Hubert et Mauss s'ouvre précisément sur l'évocation du "caractère ambigu des choses sacrées que Robertson Smith avait si admirablement mis en lumière". Six ans plus tard, dans sa Völkerpsychologie, Wundt considère que le tabou atteste de l'indifférenciation originaire entre le sacré et l'impur qui caractériserait la phase la plus archaïque de l'humanité, en un mélange de vénération et d'horreur que Wundt rendit célèbre en forgeant l'expression "d'horreur sacrée." Wundt considère que cette ambivalence et cette confusion démonique originelle n'évolue que lentement dans l'histoire des sociétés archaïques, en antithèse du sacré et de l'impur qui ne lèverait que partiellement leur ambiguïté.

En 1912, c'est l'oncle de Mauss, Emile Durkheim, qui consacre dans "les Formes élémentaires de la vie religieuse" un chapitre entier à l'ambiguïté de la notion de sacré. Durkheim  fait du sentiment  d'horreur ou de respect devant le fait religieux un processus de psychologisation de l'expérience religieuse, entre frissons, chaire de poule et adoration béate. "Le pur et l'impur ne sont donc pas deux genres séparés, mais les deux variétés d'un même genre qui comprend toutes les choses sacrées (...) Un même objet peut passer de l'une à l'autre sans changer de nature. Avec du pur on fait de l'impur et réciproquement. C'est dans la possibilité de ces transmutations que consiste l'ambiguïté du sacré." (Durkheim, p.694-696)

Voici donc comment "le sacré coïncide désormais avec l'obscur et l'impénétrable, tandis que le religieux appartient intégralement à la sphère de l'émotion psychologique."  (Agamben, p.74)

Mais c'est avec Freud, que l'ambivalence du sacré n'est plus seulement étayée par des théories anthropologiques ou sociologiques, plus ou moins heuristiques, mais aussi sur des bases linguistiques. Freud avait lu avec intérêt les travaux du linguiste K. Abel qui avait répertorié des mots de sens opposé parmi lesquels figurait le terme latin "sacer" dont il rappelait le double sens de saint et de maudit. Ainsi, en linguistique aussi, le sacer latin va être rapidement rapproché de la catégorie de tabou, en le définissant presque à contre sens de la définition donnée par Festus Grammaticus.

Voici la définition donnée par Ernout-Meillet (et que Roger Caillois reprendra à son compte en 1939) à l'article Sacer de son Dictionnaire étymologique de la langue latine, et qui sanctionne désormais la double signification de ce terme à travers un renvoi imprécis et déformé à l'homo sacer du droit romain archaïque: "Sacer désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé, ou sans souiller; de là le double sens de sacré et de maudit. Un coupable que l'on consacre aux dieux infernaux est sacré."

Rappelons la définition de Festus : "L'homme sacré est certes celui que le peuple a jugé pour un crime; il n'est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide. La première loi du tribunal affirme en effet que si quelqu'un tue un homme qui a été déclaré sacré par plébiscite, il ne sera pas considéré comme homicide."

" Voici comment une figure, certes énigmatique, du droit romain archaïque, qui de par ses traits contradictoires avait besoin d'être expliquée, est entrée en résonance avec la catégorie religieuse du sacré (...) Il existe un moment dans la vie des concepts où ceux-ci perdent leur intelligibilité originelle et peuvent, comme pour n'importe quel terme à la signification devenue disponible, se charger de sens contradictoires. Dans le cas du phénomène religieux, ce moment coïncide avec la naissance de l'anthropologie moderne au cœur de laquelle nous trouvons des notion ambivalentes comme mana, tabou et sacer." (Agamben, p.76)

Comme l'a montré Lévi-Strauss a propos du terme mana qui fonctionne comme un signifiant excédant, il est sans doute possible de démontrer qu'il en est de même pour les termes de tabou et de sacer, qui excèdent eux aussi la fonction signifiante sur le signifié, en particulier depuis que l'anthropologie, puis d'autres sciences humaines, se firent un devoir d'en faire des concepts passe-partout.    

 

La vie sacrée

Pour Agamben la structure topologique de la sacratio du droit archaïque romain est celle-là même de la structure de l'exception souveraine. Nous avons vu que l'homo sacer, que le peuple a jugé pour un crime, est la vie insacrifiable, et pourtant exposé au meurtre licite. 

La sacratio représente donc une double exclusion/exception aussi bien vis-à-vis du ius humanum que du ius divinum, aussi bien de la sphère religieuse que de la sphère profane. Mais comme dans la structure de l'exception souveraine (qui se fonde sur l'inclusion de ce qu'elle excepte dans le ban souverain), la sacratio révèle une double capture: l'homo sacer appartient déjà au Dieu car il ne peut plus être sacrifié et il se trouve inclus dans la communauté dans la forme du meurtre licite.

Faire d'un condamné un homo sacer, c'était donc, pour la Rome archaïque, capturer sa vie nue et l'offrir à la merci aussi bien du Dieu que de la communauté.

"Ce qui définit la condition de l'homo sacer, ce n'est donc pas essentiellement la prétendue ambivalence originaire du sacré qui lui est inhérent, mais plutôt le caractère particulier de la double exclusion dans laquelle il est pris et de la violence à laquelle il est exposé. Cette violence -le meurtre que n'importe qui peut commettre impunément à son encontre- ne peut être définie ni comme homicide, ni comme exécution d'une condamnation ni comme sacrilège. En se soustrayant aux formes sanctionnées du droit humain et du droit divin, elle ouvre une sphère de l'action humaine qui n'est ni celle du sacrum facere ni celle de l'action profane, et qu'il s'agit ici  d'essayer de comprendre." (Agamben, p.78)

La thèse d'Agamben est que: "l'espace politique de la souveraineté se serait constitué à travers une double exception, telle une excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine une zone d'indifférence entre le sacrifice et l'homicide. On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d'homicide et sans célébrer de sacrifice; et sacrée, c'est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère." (Agamben, p.78) 

Ainsi, ce qui est capturé dans le ban souverain, c'est une vie humaine exposée au meurtre et insacrifiable, qui semble pouvoir répondre à la question de Benjamin sur l'origine du dogme du caractère sacré de la vie: la vie nue ou vie sacrée semble le contenu premier du pouvoir souverain. "La production de la vie nue devient, en ce sens, la prestation originaire de la souveraineté. Le caractère sacré de la vie que l'on tente aujourd'hui de faire valoir, comme droit humain fondamental contre le pouvoir souverain, exprime au contraire, à l'origine, l'assujettissement de la vie à un pouvoir de mort, son exposition irrémédiable dans la relation d'abandon."  ( Agamben, p.79)

"L'analogie structurelle entre exception souveraine et sacratio prend ici tout son sens. aux deux pôles extrêmes de l'ordre juridique, le souverain et l'homo sacer présentent deux figures symétriques qui ont une même structure et qui sont en corrélation, le souverain étant celui par rapport à qui  tous les hommes sont potentiellement homines sacri, et l'homo sacer celui par rapport à qui tous les hommes agissent en tant que souverains. Tous deux communiquent dans la figure d'un agir qui, en s'excluant comme exception tant du droit humain que du droit divin, tant du nomos que de la phusis, délimite en un certain sens le premier espace proprement politique, distinct aussi bien de la sphère religieuses que de la sphère profane, aussi bien de l'ordre naturel que de l'ordre juridique normal." (Agamben, p.79

Ainsi s'enracine dans un nouveau fondement le caractère désormais biopolitique de la souveraineté moderne et contemporaine mis en évidence par Michel Foucault, mais qu'Agamben dénonce pour sa part comme extrême vulnérabilité. L'Etat souverain se construit sur ce qu'il inclut/exclut comme vie nue et s'appuie sur son caractère sacré afin de la condamner à sa protection, tout en la plaçant à la merci de l'état d'exception. Jamais, sans doute, la vie nue n'a été aussi mal traitée que dans les exceptions souveraines du XXème siècle, jamais la mort n'avait été commise aussi massivement au nom d'une vie meilleure. Tout se passe désormais comme si, à chaque foi que la vie nue avait des prétentions et des velléités contre la souveraineté, c'était pour mieux s'asservir elle-même à une protection supérieure d'une souveraineté toujours plus comptable des vies humaines mais où l'homme est entièrement nu devant l'Etat et, d'autant plus dramatiquement, devant ses formes dévoyées en Etats d'exceptions.  

Vitae necisque potestas

(Le pouvoir de vie et de mort)

 

Foucault écrivait à la fin de la Volonté de savoir: " Longtemps, l'un des privilèges du pouvoir souverain avait été le droit de vie et de mort." Agamben précise que la première fois que l'on rencontre l'expression "droit de vie et de mort", c'est dans la formule romaine vitae necisque potestas, qui ne désigne aucunement le pouvoir souverain, mais le pouvoir inconditionné du pater sur ses enfants mâles.

Selon les analyses de Yan Thomas, reprises par Agamben, la vie n'apparaît originairement dans le droit romain qu'avec cette formule dans laquelle vita est le simple corollaire de nex, du pouvoir de tuer. La vie est donc seulement convoquée ici comme la contrepartie d'un pouvoir qui menace la mort. 

"Ce pouvoir est absolu et n'est conçu ni comme la sanction d'une faute, ni comme l'expression du pouvoir général qui revient au pater en tant que chef de la domus: il naît immédiatement et uniquement à partir du rapport père-fils (dès l'instant où le père reconnaît son enfant mâle en le soulevant de terre, il acquiert sur lui un pouvoir de vie et de mort.) Il ne faut donc surtout pas le confondre avec le pouvoir de tuer, qui peut revenir au mari ou au père sur sa femme ou sur sa fille surprises en flagrant adultère, et encore moins avec le pouvoir du dominus sur ces domestiques. Tandis que ces deux pouvoirs concernent la juridiction domestique du chef de famille et restent donc la sphère du dominus , la vitae necisque potestas investit à leur naissance tous les citoyens mâles libres et semble définir ainsi le modèle même du pouvoir politique en général." (Agamben, p.83)

Agamben considère que la vitae necisque potestas constitue un autre fondement originel du politique comme exposition de la vie nue: "l'élément politique originaire n'est donc pas la simple vie naturelle, mais la vie exposée à la mort (la vie nue ou la vie sacrée)."

"Les Romains percevaient une affinité si essentielle entre la vitae necisque potestas du père et l'imperium du magistrat que le registre du ius patrium et celui du pouvoir souverain étaient pour eux étroitement entrelacés(...) et l'imperium du magistrat n'est autre que la vitae necisque potestas  du père étendue à tous les citoyens. On ne saurait dire plus clairement que le fondement premier du pouvoir politique est une vie absolument exposée au meurtre qui se politise à travers cette possibilité même de la mise à mort." (Agamben, p.83)  

Les Romains se rendaient parfaitement compte que ce pouvoir de vie et de mort représentait une autorisation de tuer en dehors de tout procès. Le fils était sacer pour le père: non seulement la vie du fils ne pouvait lui être ôtée dans les formes sanctionnées par le rite, mais l'usage du droit de vie et de mort du père ne pouvait pas non plus être considéré comme un meurtre illicite. La vitae necisque potestas investit immédiatement la vie nue du fils et l'impune occidi qui en découle ne peut en aucun cas être assimilé à un meurtre rituel comme exécution d'une peine capitale. 

La thèse d'Agamben est que c'est le pouvoir de vie ou de mort qui fonde le politique à son origine: les citoyens romains mâles n'accédaient à la participation à la vie politique que par un assujettissement inconditionné à un pouvoir de mort.  

Avant tout droit positif, avant tout pacte social, la vie humaine ne se politise que par l'abandon à un pouvoir inconditionné de mort. La vie nue était ainsi capturée par le politique comme ce qu'il excluait de sa juridiction.

Or, plus les hommes dans l'histoire, se sont liés en un contrat social par lequel ils espéraient mieux lutter contre la mort, et plus l'histoire a jeté collectivement leur vie nue en pâture à la mort. Il ne s'agit donc pas de s'abandonner corps et âme à la protection du politique, mais de comprendre que le politique se fonde avec le pouvoir de vie ou de mort, c'est-à-dire dans l'exposition fondatrice du citoyen à la mort. Ne pas être à la merci du politique comme vie nue mais comprendre que la citoyenneté, à l'origine, a rapport avec la mort, non pour la fuir, mais pour s'en constituer.

Qu'adviendra-t-il d'une société où la place de la mort est celle que le biopolitique comptabilise comme statistiques de mortalité et où l'accès à la citoyenneté relève d'abord de l'automaticité puis seulement de l'apprentissage et du respect  des droits et devoirs?    

Qu'adviendra-t-il d'une société où la loi semble fonder le corps politique et légiférer au sujet de la vie nue pour toute chose dès avant la naissance et jusqu'après la mort?

Cette citoyenneté-là est une citoyenneté de nouveaux nés  perpétuels, qu'aucun père ne soulève plus de terre jusqu'au politique. Le politique est devenu une couveuse pour citoyens assistés, la gestion du plus grand nombre pour lequel la mort, toujours scandaleuse, ne fonde plus quoi que ce soit.

En croyant se mettre à l'abri de la mort, la vie perd sans cesse de son épaisseur et sa nudité face au politique s'accroit jusqu'à devenir pur numéro, pur dossier, pur élément.

Un bulletin de vote, un pouvoir d'achat (ou pas) et une espérance de vie.

Ce qu'on appelle aujourd'hui la méfiance envers le politique provient en partie de ce désépaississement de la vie qui ne s'expose plus finalement que comme corps malade ou frustré.    

 

Le ban et le loup

homo hominis lupus (Hobbes)

 

Jhering a été le premier, en étudiant l'Antiquité germanique et scandinave, à rapprocher la figure de l'homo sacer du wargus (le loup) et du friedlos (le malfaiteur sans paix). Agamben met en évidence la même origine pré-politique de l'homo sacer, dans le droit achaïque romain, et du friedlos (ou ban-dit), dans le droit germanique ancien.

"L'ancien droit germanique se fondait sur le concept de paix (Fried) et sur l'exclusion hors de la communauté du malfaiteur qui devenait un friedlos que quiconque pouvait tuer sans commettre d'homicide. Le ban médiéval présente des caractéristiques analogues: le bandit pouvait être tué, ou était même considéré comme déjà mort." (Agamben, p.96)

La condition limite du bandit est celle de l'homme-loup également assimilé au loup-garou. Ce qui devait demeurer dans l'inconscient collectif comme un monstre hybride mi-humain, mi-animal, partagé entre la forêt et la ville, le loup-garou, l'homme-loup, est celui qui a été banni de la communauté.

"Le fait qu'on l'appelle homme-loup est ici décisif. La vie du bandit -pas plus que celle de l'homme sacré- n'est un bout de nature sauvage sans lien aucun  avec le droit et la cité; c'est au contraire, un seuil d'indifférence et de passage entre l'animal et l'homme, la phusis et le nomos, l'exclusion et l'inclusion: loup-garou précisément, ni homme ni bête, qui habite paradoxalement dans ces deux mondes sans appartenir à aucun d'eux." (Agamben, p.97)

Agamben considère que c'est à partir de cette figure limite de l'homme-loup, bandit exclu de la paix de la communauté, qu'il convient de repenser le mythologème hobbesien de l'état de nature où l'homme serait comme un loup pour l'homme.

"L'état de nature hobbesien n'est pas une condition préjuridique sans rapport avec le droit de la cité mais l'exception et le seuil qui le constituent et l'habitent. Il représente moins un état de guerre de tous contre tous qu'une situation où chacun est pour l'autre vie nue et homo sacer, autrement dit un homme-loup (...) Ce seuil est le seul présupposé de la souveraineté, qui demeure toujours à l'oeuvre en elle." (Agamben, p.97)

Pour Agamben, contrairement à ce que la modernité est habituée à penser comme espace politique en termes de droits du citoyen, de libre volonté et de contrat social, seule la vie nue est authentiquement politique du point de vue de la souveraineté.

"C'est pourquoi, chez Hobbes, le fondement du pouvoir souverain consiste moins dans la cession par les sujets de leur droit naturel, que dans le fait que le souverain conserve son droit naturel d'agir sans limite vis-à-vis de n'importe qui et de n'importe quoi; prérogative qui se présente désormais comme droit de punir." (Agamben p.97)

"Tel est le fondement du droit de châtier, qui s'exerce dans toute République: en effet, ce ne sont pas les sujets qui l'ont donné au souverain; mais en ce dessaisissant des leurs, il ont fortifié celui-ci dans l'usage qu'il jugera opportun de faire du sien pour leur préservation à tous. Bref, on ne le lui a pas donné: on le lui a laissé, et on ne l'a laissé qu'à lui; et, abstraction faite des limites imposées par la loi de nature, on le lui a laissé aussi entier qu'il existe dans l'état de simple nature et de guerre de chacun contre son prochain." (Hobbes, Leviathan, p.332)

En retour, Hobbes ne concède pas aux sujets la faculté de désobéir, mais plus précisément celle de résister à la violence qui serait exercée sur leur propre personne par le pouvoir souverain, car "nul n'est réputé obligé par ses propres conventions à ne pas résister à la violence; en conséquence, rien ne saurait permettre de conclure qu'un homme a abandonné à quelque autre le droit de lui faire violence en portant la main sur lui." (Hobbes, Leviathan, p.331)

"La violence souveraine n'est pas fondée sur un pacte mais sur l'inclusion exclusive de la vie nue dans l'Etat. Or, de même que le référent premier et immédiat du pouvoir souverain est, en ce sens, cette vie exposée au meurtre et insacrifiable dont le paradigme est l'homo sacer, de même, dans la personne du souverain, le loup-garou, l'homme-loup pour l'homme, habite dans la cité comme dans le coeur même de l'Etat." (Agamben, p.98) 

Pour Agamben, il est grand temps de relire le mythe de la fondation de la cité moderne, de Hobbes à Rousseau. "L'état de nature est, en vérité, un état d'exception où la cité apparaît pour un instant comme dissolue. Autrement dit, la fondation n'est pas un évènement accompli une fois pour toutes, mais elle est continuellement à l'oeuvre dans l'état social sous la forme de la décision souveraine. Celle-ci, d'autre part, se réfère immédiatement à la vie (et non à la libre volonté) des citoyens, qui apparaît ainsi comme l'élément politique originaire. Mais cette vie n'est pas la simple vie naturelle, la Ζωή des Grecs, ni le βίος comme vie citoyenne dans la cité. Elle représente plutôt la vie nue de l'homo sacer et du wargus, une zone d'indifférence et de transition continuelle entre l'homme et la bête, la nature et la culture." (Agamben,p.100)

"Cette lecture faussée du mythologème hobbesien en termes de contrat plutôt que de ban a condamné la démocratie à l'impuissance chaque fois qu'il s'est agi d'affronter le problème du pouvoir souverain; en même temps, elle l'a rendue constitutivement incapable de penser vraiment dans la modernité une politique non étatique. (Agamben, p.100)

La mise au ban de l'homme exposé au meurtre et insacrifiable marque une relation politique originaire encore antérieure à l'opposition schmittienne entre ami et ennemi ou entre citoyen et étranger. "Car le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive, qui lie les deux pôles de l'exception souveraine: la vie nue et le pouvoir, l'homo sacer et le souverain." (Agamben, p.101)

"C'est cette structure de ban que l'on doit apprendre à reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics où nous vivons encore. L'espace du ban -la banlieue de la vie sacrée- est, dans la cité, plus intime que tout dedans et plus extérieur que tout dehors. Elle est le nomos souverain qui conditionne toutes les autres normes, la spatialisation originaire qui gouverne toute localisation et toute assignation de territoire. Et si, dans la modernité, la vie se situe de plus en plus clairement au coeur de la politique étatique (devenue biopolitique -Foucault), si à notre époque, en un sens assez particulier mais bien réel, tous les hommes se présentent virtuellement comme homines sacri, cela tient au seul fait que, depuis l'origine, la structure propre de la souverainété est la relation de ban du pouvoir à tout ce qu'il inclut/exclut." (Agamben, p.101)   

Conclusion provisoire (Seuil)

"Dans la modernité, le principe de la sacralité de la vie s'est totalement émancipé de l'idéologie sacrificielle. La signification du terme sacré dans notre culture n'est que le prolongement sémantique de l'homo sacer, et non pas celle du sacrifice." (Agamben, p.103)

Notre ami Thierry Lacroix, nous rappelle ici fort à propos que le mythe fondateur de la naissance de Rome met en scène la Louve allaitant Remus et Romulus: ce qui est à l'origine de la cité, c'est la vie nue et sacrée, livrée à la merci de l'abandon, livrée au bon vouloir de la nature. La cité doit conserver sa dette envers la vie nue qui la nourrit tandis que la différence/proximité originaire entre l'homme et l'animalité fonde le pré-politique non sur le contrat social mais sur l'abandon. L'homme est d'abord celui qui peut être tué sans autre forme de procès et sans pour autant être sacrifié selon le rite. L'abandon est le pré-juridique et le pré-religieux qui fonde la souveraineté.         

Il est donc tout à fait décisif, pour la pensée de la souveraineté politique, de ne plus confondre le corps sacrificiel (défini par la logique de la transgression comme chez Bataille) avec le corps politique de l'homme sacré (homo sacer) tel qu'Agamben a commencé à le définir comme vie nue.

Dans l'histoire moderne et contemporaine, la vie nue ne demeure plus ensorcelée dans le cercle ambigu du sacré, non pas en raison d'un désenchantement du monde (Weber) ou d'un nihilisme (Nietzsche), qui ne sont que les conséquences de l'accomplissement funeste du politique en biopolitique, mais parce que la souveraineté moderne se fonde sur une inclusion/exclusion toujours plus forte d'une vie exposée à une violence sans précédent.

Pour Agamben, "La relation politique originaire est le ban, c'est-à-dire l'état d'exception en tant que zone d'indifférence entre extérieur et intérieur, exclusion et inclusion." (p.159)

"L'acte fondamental du pouvoir souverain est la production de la vie nue en tant qu'élément politique originel et seuil d'articulation entre nature et culture." (p.159)

Les Etats assimilent toujours davantage des vies de plus en plus nues, de plus en plus administrées, sans jamais cesser d'inclure/exclure, en exposant chacun, continument, à la violence de la norme et à la réplication de l'individualisme producteur/consommateur. Selon son degré de "démocratie", l'Etat veille plus ou moins sur la vie nue, tout en s'en emparant.

L'histoire nous enseigne comment cette main mise sur la vie nue l'expose au meurtre de masse. Agamben considère que le camp de concentration est dorénavant le paradigme moderne de la vie nue exposée au meurtre.  

"De ce point de vue, la volonté de donner à l'extermination des juifs une aura sacrificielle à travers le terme "d'holocauste" relève d'une démarche historiographique aussi aveugle qu'irresponsable. Le juif, sous le nazisme, est le référent négatif privilégié de la nouvelle souveraineté biopolitique et, comme tel, un cas flagrant d'homo sacer, au sens où il représente la vie qu'on peut ôter impunément mais non sacrifier. Son meurtre ne constitue ni une exécution ni un sacrifice, mais seulement la mise en œuvre d'une simple tuabilité inhérente à la condition de juif dans la doctrine nazie(...) Les juifs furent exterminés en tant que vie nue. La dimension dans laquelle l'extermination a été commise n'est ni la religion, ni le droit, mais la biopolitique." (Agamben, p.103-104)

"S'il est vrai que la figure que propose notre époque est celle d'une vie insacrifiable mais désormais exposée au meurtre de manière inouïe, alors la vie nue de l'homo sacer nous concerne tout particulièrement. La sacralité est une ligne de fuite toujours présente dans la politique contemporaine, qui comme telle se déplace vers des zones toujours plus vastes et obscures, au point de coïncider avec la vie biologique des citoyens eux-mêmes. S'il n'existe plus aujourd'hui de figure prédéterminée de l'homme sacré, c'est peut-être pace que nous sommes tous virtuellement des homines sacri." (Agamben, p.104)

Dans la troisième et dernière partie de Homo sacer I, "Le Pouvoir souverain  la vie nue", Agamben développe la thèse du "camp comme paradigme biopolitique du moderne" à l'aune duquel il conviendrait selon lui de penser dorénavant l'absence de limites du Pouvoir souverain dans l'Etat d'exception comme nomos de la modernité. Pour Agamben, ce n'est plus la cité mais le camp qui est le paradigme biopolitique de l'Occident.

Nous laissons notre lecteur s'y référer.   

 

Tag(s) : #Philosophie, #Politique
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