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adéquate (idée adéquate)

Pourquoi la question des idées claires et distinctes, ou celle des idées adéquates (ou idées vraies) est elle si décisive en philosophie, dès l'antiquité (Platon puis les Stoïciens) et plus particulièrement au moment de l'émergence de la modernité post-scolastique avec Descartes et Spinoza comme principaux théoriciens?  

Dans l'Antiquité, les philosophes acceptent un ordonnancement du monde indépendant de l'esprit humain. Logos et Mythos préexistent à l'homme, tandis que le Fatum inscrit l'homme dans la nécessité de l'ordre cosmique. A y bien regarder, il n'y a pas de tensions entre la connaissance des Grecs, leurs cultes et leur mythologie. Ce n'est pas là la moindre raison de la possibilité de la philosophie et de son apparition en Grèce. L'astronomie, les mathématiques, la médecine et les techniques, pour une part importées d'Egypte, ne sont pas soumises en Grèce à la contrainte des Dieux. En revanche, la tension de la pensée grecque est politique et eudémoniste: il s'agit d'une part de penser la cité et d'autre part de définir la vie bonne (Platon, Aristote, Epicure, Plotin). Il y a donc en définitive deux questions centrales autour desquelles gravite toute la philosophie grecque. Premièrement la question proprement politique: comment faire l'accord des esprits au sein de la cité afin que celle-ci fasse les bons choix collectifs, se dote de bonnes lois et ne subisse ni déclin ni corruption? Deuxièmement, la question morale ou éthique: qu'est-ce que la vie bonne?

Par où l'on voit que la recherche grecque de la vérité n'est pas une question épistémologique: même si les mathématiques du Ménon servent à introduire la théorie de la réminiscence, il s'agit d'abord dans ce dialogue d'une recherche de la vertu. Le questionnement socratique ne vise jamais les conditions aprioriques de la vérité. Point ici de Dieu trompeur ni de malin génie: pour Socrate, bien avant Rousseau, c'est la cité corrompue qui induit l'homme en erreur et Socrate cherche moins, par la maïeutique, à faire émerger une vérité qui n'existe pas (ou qui a été voilée) qu'à rétablir le souci des vertus cardinales dans l'esprit de ses interlocuteurs. Justice, tempérance, courage et sagesse sont d'abord les vertus nécessaires à l'exercice du politique. Et faute d'aboutir à une idée claire, c'est-à-dire chez Platon, à une contemplation du Beau, du Bien, ou du Vrai en soi, il s'agit au moins de dissiper l'obscurcissement qui recouvre ces valeurs dans l'affairement de la cité où s'entrechoquent les passions égoïstes et les ambitions personnelles. 

A l'âge moderne (Galilée, Bacon, Descartes), la tension philosophique est épistémologique. C'est le fondement même de cette modernité. La tradition, c'est-à-dire la scolastique -dont l'histoire et les controverses qui l'ont traversées méritent mieux que le rejet sommaire qu'en a fait Descartes- n'est plus en capacité de fournir un socle sûr pour la connaissance. Si l'Eglise s'est trompée si longtemps dans sa représentation du monde, comment Dieu a-t-il pu le permettre? Si un philosophe de l'envergure d'Aristote n'est plus un repère suffisant pour rendre compte du monde, que faut-il attendre de la philosophie? L'Ecriture, comme l'exégèse aristotélicienne, ne sont plus des références stables et suffisantes pour l'édification de la connaissance. Tandis que Galilée et Bacon recherchent des vérités nouvelles dans l'expérimentation, Descartes, tout aussi intéressé aux sciences naissantes, croit davantage aux lumières de la raison, aux vertus des règles de la méthode et à la puissance d'explication du monde que contiennent les mathématiques, en particulier la géométrie.

La question des mathématiques est centrale. Dieu ne peut faire autrement qu'un cercle soit l'ensemble des points à égale distance d'un point quelconque, ni que la somme des angles d'un triangle diffère de la valeur de deux angles droits. Les définitions des entités géométriques sont éternellement vraies et ne dépendent d'aucune autre réalité. L'arc-en-ciel s'explique par les lois de l'optique tandis que la vitesse de la chute des corps répond à une formule mathématique simple. Leur vérité n'a nullement besoin d'être garantie par Dieu, même si Descartes leur en attribue la paternité. 

Descartes pense qu'il y a d'autres vérités éternelles en l'homme, placées en nous par Dieu, des idées innées, à commencer par la certitude du cogito, que la raison peut découvrir en faisant bon usage de la méthode. D'abord douter de tout, puis construire progressivement l'édifice du savoir en partant des recherches les plus simples pour découvrir les idées claires et distinctes qui sont en nous. Pour Descartes, (mais c'est Spinoza qui le dira expressément) Dieu n'a pas dicté la vérité aux prophètes mais a écrit directement en l'homme les vérités necessaires à l'édification du savoir.

Voilà bien la rupture et l'orgueil de la modernité: la raison, qui s'appuie sur la clarté et la puissance du modèle mathématique, possèderait les lumières suffisantes pour trouver en elle-même vérité et certitude. Car même un malin génie qui voudrait me tromper ne pourrait remettre en cause ni le cogito, ni la définition du cercle. Qu'on relise les Règles pour la direction de l'esprit ou le Discours de la méthode et qu'on y juge de l'importance des mathématiques: la clarté des idées est celle des figures mathématiques tandis que la distinction des idées permet d'en ordonner l'enchaînement et la complexification progressive. La clarté nous est donné dans l'intuition de la vérité tandis que la distinction est la première étape de toute déduction. 

Descartes a défini le bon usage de la raison et a conféré aux mathématiques un pouvoir décisif dans l'effort d'explicitation du monde. Mais qu'en est-il de la capacité humaine à rendre compte du réel? Les choses ne se compliquent-elles pas avec le célèbre "morceau de cire" des Méditations? Faut-il dire que les sens nous trompent tandis que le morceau de cire se déforme devant nous tout en restant cire? Faut-il dire que la raison s'obstine en considérant que la cire demeure elle-même tandis que sa forme et ses qualités sont sujettes au changement? Et que peuvent ici les idées claires et distinctes et les représentation mathématiques?

Elles peuvent sans doute encore beaucoup, à condition de comprendre que les modifications du monde et les déductions de la raison ne sont pas qu'une affaire de clarté, de logique et de représentations mathématiques mais qu'elles relèvent avant tout d'une vision causaliste du monde. Il reviendra à Spinoza, dans son dialogue à distance avec Descartes, de dynamiser la capacité déductive de l'esprit humain, en proposant une philosophie des affects, une théorie du corps, de l'imagination et de la pensée, qui s'appuie entièrement sur une vision causaliste de la nature. Pour Spinoza, l'aléatoire que l'homme croit déceler dans la vie terrestre et en particulier dans le comportement de ses congénères n'est qu'un déficit de compréhension de la nécessité et de l'enchaînement des causes, de celles qui viennent des corps comme de celles qui sont à l'oeuvre dans l'esprit.

La philosophie de Spinoza permettra, davantage que celle de Descartes, de proposer un système qui réponde à la fois à la tension épistémologique de la modernité ainsi qu'à la tension politique, morale et eudémoniste qui avait été à l'origine de la naissance de la philosophie en Grèce. Cette tension et cette recherche philosophique, Spinoza l'appelle "Ethique", car il s'agit moins d'acquérir d'abord des connaissances qui puissent servir ensuite dans la vie que de comprendre et de maîtriser, ici et maintenant, les effets sur soi de la pensée. La philosophie est en acte et rien ne sert d'avoir acquis des connaissances qui n'agissent plus en nous. "La philosophie de Spinoza s'adresse donc à des hommes déjà pris dans des chaînes de causes et d'effets, ce qui les placent en situation de passions et d'actions." (Maxime Rovere)

Pour Spinoza, si la philosophie doit servir à quelque chose, c'est à diminuer le nombre et l'intensité de nos erreurs. Toutes nos erreurs ont des causes. Or, pour lutter contre les causes de nos erreurs, l'homme a besoin de former des idées adéquates. Ce n'est qu'en mettant en évidence ces idées adéquates, c'est-à-dire en en ayant pleinement conscience, que la philosophie peut favoriser l'accord des esprits, du point de vue épistémologique, moral ou politique.

Quelles sont ces idées adéquates qui nous font connaître les causes des actions et des passions en nous et qui nous détournent de l'erreur?    

Certes, Descartes, dans son traité "Les Passions de l'âme", avait déjà décrit une mécanique et une déduction des passions à partir des actions qui s'exercent sur notre corps. Or, Spinoza, qui poursuit cet effort d'explication rationnelle et causaliste de l'homme, n'est en accord ni avec l'obscur rapport de l'âme et du corps chez Descartes, ni avec le remède cartésien aux passions nuisibles... Car, pour Spinoza, ce n'est pas en réfrénant artificiellement la volonté ou le désir, ni en tentant de maîtriser ses passions, que l'erreur peut nous être épargnée. Spinoza nous invite au contraire à juger pleinement des causes et des effets de toute chose, sur notre corps et en notre esprit, afin de former les idées adéquates de leur intime nécessité. Ainsi, la volonté, initialement toujours confuse et partagée en l'homme, saura quelles actions sont nécessaires et se détournera de toute passivité comme de toute action nuisible. Gagner en clarté, c'est gagner en capacité d'agir.

Dans l'Ethique, l'homme est introduit par deux axiomes sommaires:

Partie II, axiome 2 : "L'homme pense"

Partie II, axiome 5 : "Nous sentons qu'un certain corps est affecté selon bien des modes."

"L'homme pense" signifie pour Spinoza que l'esprit est une chose qui pense. Peu importe ici le "je" du sujet cartésien. Ce que pense un esprit, un autre esprit pourrait le penser. De la même manière, ce que peut un corps, un autre corps le pourrait aussi. Les affections du corps paraissent encore plus impersonnelles: "nous sentons qu'un certain corps..." Il y a comme une indétermination et une étrangeté du corps. Le corps appartient-il à autre chose qu'à lui-même? Un corps n'appartient pas, il est affecté. Ce qui se trouve dans notre esprit, ce sont les idées des affections d'un certain corps. L'Esprit est un ensemble d'idées et le Corps est un être affecté. Si le corps ne me procurait ni plaisir ni souffrance, je m'en désintéresserais totalement.   

Les affections du corps sont des sensations ou des perceptions confuses d'autres corps extérieurs. La grande originalité de Spinoza est de n'établir quasiment aucune distinction entre sensation, perception et imagination. 

Partie II, 17, scolie : "Les affections du Corps humain dont les idées représentent les Corps extérieurs comme étant en notre présence, nous les appellerons les images des choses, quoiqu'elles ne reproduisent pas les figures des choses. Et quand l'Esprit contemple les corps sous ce rapport, nous dirons qu'il les imagine."

Cette représentation des Corps extérieurs est l'affirmation d'une présence en acte. "Représenter ne signifie rien d'autre que produire des images, et les images elles-mêmes produisent des effets. En ce sens, une image est une idée qui affirme une présence." (Rovere)

Ce n'est pas l'Esprit qui produit la représentation: les idées des affections s'en chargent. L'Esprit contemple ou imagine des rapports entre les corps. Ce point est capital: l'imagination se préoccupe de rapports entre des corps.

Spinoza insiste sur le fait que "les images des choses ne reproduisent pas les figures des choses". Les idées des corps extérieurs introduisent donc un premier niveau de confusion dans l'Esprit. Ensuite, l'Esprit lui-même, lorsqu'il imagine, fait exister dans l'imagination des rapports de choses qui ne correspondent que très confusément ou très faussement à la réalité extérieure. L'imagination, tout en nous mettant en présence des choses (percevoir, c'est déjà imaginer) place l'esprit dans la double confusion des images (ou idées extérieures) qui l'affectent et des rapports faussés qu'elle produit à partir de ces images. 

Par où l'on voit que chez Spinoza l'idée adéquate ne saurait correspondre à la conformité de l'objet extérieur avec son image dans l'esprit. Ce qu'une idée adéquate contient de vérité, c'est à dire de nécessité, ne relève pas de l'identité de la chose extérieure qui affecte le corps avec son image dans l'esprit.

Pour Spinoza, c'est d'abord la nécessité, qui est propre à l'esprit, tandis que les objets extérieurs constituent l'aléatoire de tout ce qui nous affecte. Tous les rapports entre les images des corps que produit l'imagination sont en un sens nécessaires, car l'esprit ne sait produire que du nécessaire. Cependant, seuls ceux d'entre eux qui seront aussi causes nécessaires et suffisantes  d'un enchaînement causal dans la nature mériteront le rang d'idées adéquates, c'est-à-dire de causes adéquates.

C'est parce que la définition du cercle est une idée adéquate dans l'esprit humain qu'il est possible d'en vérifier la conformité avec un cercle de la nature (et de vérifier si la lune, le soleil, ou la terre apparaissent comme des cercles parfaits). Car la définition du cercle n'est pas simple définition nominaliste: la définition du cercle est cause du cercle. L'idée adéquate du cercle est cause adéquate du cercle. L'esprit, ou l'imagination active, passe de la consécution des images et des rapports, à la consécution des raisons et des causes. L'imagination, qui se préoccupait des rapports entre les corps extérieurs via leurs idées dans l'esprit, s'affirme alors comme un lieu d'expression de la nécessité, à chaque fois que l'enchaînement causal extérieur peut correspondre à un rapport de nécessité dans l'esprit. En revanche, lorsqu'une idée de l'imagination ne correspond à aucune cause nécessaire, elle est inadéquate.

Comme dans le cas de la définition du cercle qui est aussi sa cause, toute idée adéquate se rapportant à un ordre dans la nature sera aussi la définition de sa cause nécessaire. Le tracé du cercle est l'effet de sa cause adéquate, comme tout ce qui se produit dans la nature est l'effet de causes nécessaires. Comprendre le monde, c'est donc en connaître ses causes adéquates et ne plus considérer les effets constatés comme aléatoires . La vérité est la fille d'un enchaînement causal, de même que la nature humaine est l'effet d'un ensemble de causes.   

Il ne s'agit donc plus, comme chez les philosophes grecs, de penser selon le modèle des Idées en soi du Beau, du Vrai et du Bien, ni comme chez Descartes, de déduire la connaissance à partir d'idées innées claires et distinctes, ce qui ne pouvait donner, d'un point de vue éthique, qu'une morale provisoire tenant en laisse la volonté. 

L'homme décrit par Spinoza est pris dans un monde de causes et d'effets nécessaires. Sa liberté est de comprendre toutes les nécessités afin d'agir en connaissance de cause. Il ne s'agit plus de montrer des idées claires et distinctes et de croire que le monde s'en déduira. Il s'agit de penser des causes adéquates et d'en montrer les effets nécessaires. Ainsi, toute enquête philosophique peut être ramenée chez Spinoza à la question: " quelle est la cause?"

Tag(s) : #Philosophie
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