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Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe
Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe
Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe

Toute Renaissance est une aspiration à une nouvelle représentation du monde, à une nouvelle harmonie entre l'homme et la connaissance, à un nouvel ancrage de la pensée dans ses origines. Toute Renaissance se souvient en effet des origines et s'appuie avec respect et admiration sur la culture de l'Antiquité, tout en se définissant et en se comprenant elle-même comme moment historique particulièrement novateur. Les périodes de grande créativité se reconnaissent au redéploiement des origines dans la modernité qui les accueille. Il ne s'agit pas tant de rompre avec le passé que de naître avec ce qui est éternel en lui. Toute culture devrait se définir comme la capacité à redécouvrir ce qui, au sein du passé, émancipe et élève la pensée de l'homme, tout en le protégeant politiquement et socialement des ténèbres. Une Renaissance apporte un accroissement de libertés qui sert l'homme. L'Esprit y trouve enfin un miroir fidèle où les Arts, les Lettres et les Techniques dialoguent et concourent au progrès des connaissances, grâce à l'intensification des échanges et à l'émergence, dans de nombreux domaines, de nouveaux langages auxquels participent des inventions aussi diverses que décisives. 

Leon Battista Alberti est l'un de ses immenses humanistes que la Renaissance italienne a produit au XVème siècle. Omniscient comme le sera Pic de la Mirandole (1463-1494), artiste et inventeur génial à l'image de Léonard de Vinci (1452-1519), Alberti est un juriste complet et un théoricien du droit (droit civil et droit canon) qui excelle aussi bien dans les arts libéraux du Trivium (art et pouvoir de la langue) que dans ceux du Quadrivium ( art et pouvoir des nombres). Mais c'est d'abord un artiste (architecte, peintre et sculpteur) et un inventeur visionnaire. Alberti est un humaniste qui cherche, qui comprend, qui invente et qui fait. Il trouve encore le temps d'écrire des traités dans des domaines très variés. Alberti sait l'importance de l'exposé théorique, de la mise en forme du savoir, de sa diffusion et de sa transmission.  Il lui paraît décisif d'écrire au moment où la mutation technique et artistique se fait, comme si le besoin de théoriser devait légitimer la naissance d'une nouvelle esthétique et en parfaire la maîtrise. A la différence d'autres époques de mutation technologique, spirituelle, ou esthétique, La Renaissance est une époque capable de se dire et de se comprendre à partir des origines et de se revendiquer comme l'élan d'une créativité partagée. Alberti connaît la dette des arts libéraux envers les anciens. L'invention de l'imprimerie, comme perfectionnement décisif de la typographie par Gutenberg, date de 1454. Le De Pictura, rédigé en 1435, arrive trop tôt pour qu'Alberti ait pu en espérer une très large diffusion, mais il sait que ses écrits intéresseront tôt ou tard la nouvelle génération d'artistes et les commanditaires de Florence, car il s'agit de fonder théoriquement et historiquement la créativité de son époque. Alberti a conscience que son époque produit des artistes dont le talent et l'inventivité peut rivaliser avec ceux de l'Antiquité, il s'agit donc d'inscrire pleinement ce moment historique dans la conscience de son temps en en situant la filiation et l'émancipation par rapports aux Maîtres du passé.

Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe

La coupole élevée par Brunelleschi constitue pour Alberti le double symbole d'une science nouvelle, qui ne doit sa nouveauté radicale à aucun Maître du passé, ainsi que celui d'un art capable de reprendre à son compte l'héritage de l'Antiquité afin de le faire vivre à travers la modification du regard que permet de nouvelles représentations.

Ce renouveau, partout perceptible dans la Florence de 1435, doit être garanti et immortalisé par une référence directe aux sources de l'Antiquité, en particulier de l'Antiquité Romaine. Alberti sait que l'Art est la déclinaison de l'Esprit dans la matière et dans ses techniques. L'Esprit n'appartient à aucun art en particulier, il est poïétique, production, vision et création du monde. L'Esprit se dit à lui-même ce qu'il est dans les Lettres. Alberti invite l'artiste, et en particulier le peintre, à être aussi un lettré, ce qui, grâce à la rhétorique propre à son art, lui permettra de sortir de sa condition d'artisan afin de pouvoir épouser et revendiquer celui d'artiste. La Peinture doit pouvoir prétendre à son inscription dans les arts libéraux car elle est une forme d'écriture et une géométrie, un agencement de l'Esprit dans l'espace et un agencement de l'espace par l'activité de l'Esprit. Le modèle de cette rhétorique est celui des discours de Cicéron.  

Alberti sait que le peintre est artisan: il faut faire pour voir, il faut inventer pour voir. Mais le peintre-artiste s'efforce d'abord de faire de la vision une émotion. Le Beau est une émotion, c'est une vision qui met l'esprit en mouvement, ce n'est pas quelque chose de statique. La peinture doit émouvoir car c'est dans l'émotion qu'elle donne envie de savoir. Là où le Beau transporte, un savoir demande à naître.

"Dans le De Pictura d'Alberti comme dans la rhétorique de Cicéron, le but est de plaire, d'émouvoir, de convaincre." (Anne Dupuis-Raffarin)

Le Livre I (intitulé "Rudiments" en référence aux Eléments d'Euclide ) constitue le texte le plus précoce sur la perspective picturale du point de vue optique et géométrique. Cependant, Alberti prévient son lecteur: "Je prie donc que l'on considère mon ouvrage non comme celui d'un pur mathématicien, mais tout simplement comme celui d'un peintre". La géométrie elle-même ne servira l'art du peintre que pour l'aider à bien voir.

Le point est déjà signe, il est fait pour être vu. La ligne est un signe qui s'étend. Les lignes s'associent pour tisser les surfaces. La surface est délimitée par un horizon, un bord, une lisière. La surface est une peau qui s'étire sur une matière plane, sphérique, concave ou mixte. Les angles qui indiquent des lignes de fuite sont des rayons visuels, d'autres angles obtus ou aigus marquent des changements de matières ou de surfaces. Toute la géométrie d'Alberti sert la vision et la peinture. Rien n'est mathématiquement abstrait: du point à la surface, tout vit, tout est Esprit et regard. 

L'aspect des surfaces varie avec le lieu, la distance et l'angle où elles se trouvent par rapport au spectateur et par rapport aux sources d'ombres et de lumières. Alberti a conscience que les surfaces et les couleurs s'influencent entre-elles dans leurs compositions. Mais ce qui est tout d'abord décisif, c'est la compréhension de la pyramide visuelle, qui va permettre la représentation mathématiquement rigoureuse de la perspective.     

Alberti ne s'aventure pas sur le terrain de la cause effective de la vision. Il retient d'une part le terme de simulacre, qu'il emprunte à Lucrèce, qui le tenait lui-même d'Epicure, pour lequel le principe dynamique de la vision provient de ces corpuscules émanant des choses et venant frapper l'œil, mais, d'autre part son emblème représente un œil ailé environnée de rayons ressemblant plutôt à des flammes irrégulières qui s'en échappent... Comme si Alberti tenait en égale estime les lois géométriques et physiques selon lesquelles les corps apparaissent au peintre, et le désir de voir de l'artiste, c'est-à-dire sa sagacité, son discernement et la rhétorique de son regard,   

Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe

Simulacres en provenance des corps (Lucrèce), stimulation par la lumière d'une activité propre à l'œil (Aristote), rencontre du semblable à partir de ce qui émane des choses et de ce qui émane de la vision (Platon), toujours est-il que pour Alberti, la reconnaissance des surfaces, et donc des formes, s'effectue toujours dans une pyramide visuelle composée de rayons visuels qui sont comme des fils tendus entre l'œil et les choses et qui permettent seuls la délimitation visuelle de tout objet. Pour qu'une surface soit vue en tant que telle, il est nécessaire qu'elle s'inscrive dans une pyramide visuelle qui comprend trois types de rayons dont l'importance est tout à fait décisive dans la construction du regard.

"Entre ces rayons il y a une différence dont il faut expressément tenir compte; ils diffèrent en effet et par la force et par l'office. Certains qui touchent le bord des surfaces mesurent les quantités globales de la surface, et nous les nommerons rayons extrêmes, parce qu'ils s'en vont frôler en volant dans les airs les parties extrêmes de la surface. D'autres, qu'il soient reçus par le dos entier de la surface -ou en émanent- font aussi leur office à l'intérieur de cette pyramide dont nous parlerons bientôt en temps et lieu, car ils sont imbus des mêmes couleurs et lumières que renvoie la surface: appelons ceux-là rayons du milieu. Parmi les rayons du milieu, il y en a aussi un qui, par similitude avec la ligne centrale dont nous avons parlé plus haut, est dit rayon central, parce qu'il se pose sur la surface en rendant égaux les angles qu'il départage. Ainsi, il existe trois types de rayons: les rayons extrêmes, les rayons du milieu, et les rayons de centre."  

C'est par les rayons extrêmes que les quantités sont mesurés. En effet, la quantité est l'espace mesuré par l'angle que formeraient les branches d'un compas où chaque branche correspondrait à un rayon extrême. Afin de prendre connaissance de l'élévation, de la largeur et de la profondeur, nous ne recourrons qu'aux rayons extrêmes.

"La vision se fait par le biais d'un triangle dont la base est la quantité vue, et dont les côtés sont les rayons qui, partant des points de la quantité, courent vers l'œil."

"Plus la vue requiert de rayons, plus on estime grande la quantité perçue; moins ils sont nombreux, plus on l'estime petite -d'ailleurs ces rayons extrêmes, qui tiennent entre leurs dents les bords de l'objet, enferment la surface entière, comme ferait une mâchoire- D'où la formule remarquable: la vision naît d'une pyramide de rayons."

"Les rayons du milieu sont cette multitude de rayons qui se trouve enfermée au sein de la pyramide et située à l'intérieur de la haie que forment les rayons extrêmes. Et ces rayons se conduisent comme le caméléon ou les bêtes sauvages du même genre quand sous le coup de la peur elles empruntent leurs couleurs aux choses alentour pour n'être pas aisément découvertes par les chasseurs: les rayons du milieu suivent cette mode, car depuis la surface qu'ils touchent jusqu'à la pointe de la pyramide ils sont tellement imbus de la variété des couleurs et des lumières croisées sur leur parcours que, en quelque endroit qu'ils se brisent, ils dispensent la lumière et la couleur exacte qu'ils ont absorbées." 

"Le rayon de centre est le seul rayon qui aille frapper la quantité, en déterminant de part et d'autre des angles égaux entre eux. Du rayon de centre, il est vrai de dire qu'il est de tous les rayons le plus perçant, le plus vif et le plus intense, et l'on doit convenir que la quantité ne paraît jamais plus grande que lorsque le rayon de centre trouve en elle son point d'application."  

Tout déplacement du rayon de centre modifie l'apparence de la taille des surfaces et leur angle de perception. De la position du rayon de centre dépend la correction de la vision. Toutefois, même lorsque la distance et la position du rayon de centre sont optimales, les surfaces demeurent dépendantes de leur nature (sphérique, concave, plane) et de la manière dont elles sont exposées à la lumière. Enfin, si plusieurs sources de lumière se trouvent alentour, selon leur nombre et leur force lumineuse, alterneront des surfaces vives, des zones de pénombre et des tâches d'obscurité.

Mais ce sont les couleurs qui sont les plus dépendantes de leur exposition à la lumière: les couleurs sont mourantes ou vivaces selon qu'elles sont dans l'ombre ou en pleine lumière.

Alberti défend l'idée qu'il y a quatre genre de couleurs primordiales correspondant aux quatre éléments: "la couleur du Feu, qu'on appelle le rouge; la couleur de l'Air, dite bleu de ciel ou turquin; la couleur de l'Eau, verte; la Terre, elle, a la couleur de la cendre. Nous savons que toutes les autres couleurs sont fabriquées à partir d'un mélange, comme dans le jaspe et le porphyre. Il existe donc bien quatre genre principaux de couleurs dont les nuances, selon les ajouts de blanc et de noir, sont absolument innombrables."

Si Léonard de Vinci considèrera, quelques années plus tard, que le blanc et le noir sont des couleurs à part entière, prenant place aux côtés du jaune, du vert, du bleu et du rouge, Alberti définit le blanc et le noir comme des altérateurs de couleurs: "Le mélange avec le blanc ne change pas le genre des couleurs mais crée des espèces particulières. La couleur noire possède une vertu en tous points égale, car d'un ajout de noir naissent de nombreuses espèces de couleurs, ce que prouve à l'envi l'ombre qui altère la couleur, puisque l'éclat et la blancheur s'évanouissent avec l'ombre grandissante, mais que, au fur et à mesure que la lumière revient, ils retrouvent leur vivacité et leur brillance (...) Le peintre ne trouve rien d'autre que le blanc pour rendre la pureté éclatante de la lumière, et rien d'autre que le noir pour exprimer les plus profondes ténèbres. En outre, tu ne trouveras nulle part de blanc ou de noir qui ne soit subordonné à telle ou telle catégorie de couleur."

Alberti évoque encore la force des lumières et la taille des ombres qu'elles projettent. Il connaît les lois mathématiques de la réflexion de la lumière et de la conservation des angles mais c'est avec son regard de peintre qu'il remarque que "les rayons réfléchis se teignent de la couleur rencontrée sur la surface qui les réfléchit". Le feu teintera les visages d'orange et de rouge, la mer et le ciel de bleus et de gris, les prairies et les sous-bois de verts, d'ocres, de marrons et de terre de Sienne.     

Cependant, même si Alberti traite de manière ordonnée l'ensemble des éléments de la représentation: points, lignes, surfaces, angles, ombres et lumières, couleurs et teintes, ce qui l'intéresse en tout premier lieu, c'est de rendre compte du champs de vision du peintre comme d'une pyramide visuelle qui comprend tous ces éléments. Car la mise en ordre de ce qui est peint est d'abord la mise en ordre du regard que permet l'application des lois géométriques de la pyramide visuelle. Cette mise en ordre est précisément la mise en perspective de chaque élément en fonction de sa place dans la pyramide. Alberti définit alors la peinture comme "la section de la pyramide visuelle (suivant un intervalle donné, une fois le centre fixé, et sous une lumière déterminée) représentée avec art par des lignes et par des couleurs, sur une surface donnée."

 

Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe
Carpaccio "Naissance de la Vierge" (1504) ; Un exemple de pavage de la pyramide visuelle

Carpaccio "Naissance de la Vierge" (1504) ; Un exemple de pavage de la pyramide visuelle

Alberti décrit une méthode simple pour réaliser tous les pavages permettant de rendre compte de la perspective: la base de la pyramide est d'abord divisée en segment égaux qui forment ainsi les bases de triangles égaux dont le sommet est le point central ou point de fuite de la pyramide visuelle. Il suffit ensuite de mener des droites parallèles à la base de la pyramide pour obtenir un pavage de l'ensemble du champs visuel. Maintenant, afin que ce pavage tienne compte de la position du regard du peintre et puisse respecter les proportions des corps et des objets en fonction de leur position dans le champs visuel, il convient d'espacer les parallèles horizontales de sorte que les triangles menés à partir de l'œil du peintre coupent chaque pavé en leur diagonale.

Alberti se sert ainsi de l'explication mathématique de la proportionnalité de la taille des objets en fonction de leur éloignement pour fournir une technique de représentation qui respecte la vision naturelle.  

Cependant, pour Alberti, construire le champs de vision tel que la géométrie nous y invite n'a pas d'autre but que de servir l'esprit du peintre dans sa volonté de raconter une histoire à travers la composition de son tableau.   

"Tout ce qui a été dit sur la surface et l'intersection était fort nécessaire. Il s'agit maintenant d'enseigner au peintre la manière dont il peut imiter par la main ce qu'il aura conçu par l'esprit."

Livre II: La peinture.

"La composition est l'agencement et la disposition des parties qui forment l'œuvre. L'œuvre du peintre, prise dans son ensemble, c'est l'histoire; les parties de l'histoire, ce sont les corps; la partie d'un corps, le membre; la partie d'un membre, rien d'autre qu'une surface."  

Cette définition purement formelle et plastique de la grammaire propre au langage du peintre témoigne de l'audace et de la modernité des conceptions d'Alberti: le sujet et le sens de l'œuvre ne dicteront plus désormais ce que doivent être ses parties. Le peintre disposera dorénavant d'une autonomie de style où il pourra choisir son langage, ses formes et ses surfaces. Avec Alberti, l'histoire devient prétexte à la composition, tandis que la composition est l'histoire en train de se faire. La composition devient scénario, ce qui permettra plusieurs niveaux de lecture d'un tableau, rendant ainsi l'œuvre polysémique.   

"De la composition des surfaces naît l'harmonie exquise, et la grâce particulière que l'on nomme beauté."

Pour Alberti, la grâce et la beauté doivent être recherchées au premier chef dans la composition des surfaces en imitant la Nature. Il s'agira donc de transcrire dans l'œuvre les surfaces empruntées aux plus beaux corps de la Nature. Des surfaces gracieuses seront d'abord mises au service de la peinture des membres. Ensuite, pour la composition des membres, il faudra  porter attention à la belle convenance qu'ils ont entre eux afin de respecter leurs proportions les plus harmonieuses. Tandis que les membres d'un corps mort devront sembler parfaitement morts, les membres des corps vivants et vifs devront tous accomplir les mouvements qui leur sont propres. Le peintre aura soin que les aspects et les couleurs s'harmonisent afin de parvenir à la convenance entre les membres et les corps. Tous les corps conviendront eux-mêmes aux circonstances par leur taille et leur fonction, au service de l'histoire racontée par le peintre. 

Afin d'illustrer son propos, Alberti nous fait part de son admiration pour la Navicella de Giotto, d'abord peinte en fresque puis traduite en mosaïque de 1305 à 1312 pour la basilique San Pietro à Rome. "Giotto, notre peintre toscan, a représenté les onze disciples frappés de crainte et de stupeur devant leur compagnon qu'ils voyaient marcher sur les eaux: chacun laisse voir sur son visage et dans tout son corps les signes d'un bouleversement de l'âme tel que chacun respectivement exprime une émotion singulière."

Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe

Livre III : Le Peintre

"Je fais le vœu que le peintre, autant qu'il est possible, soit savant dans tous les arts libéraux, mais je désire avant tout qu'il soit habile en géométrie(...) Je considère que ceux qui ignorent l'art de la géométrie n'ont accès ni aux rudiments ni aux principes raisonnés de la peinture. En conséquence, j'affirme que les peintres doivent se garder de mépriser la géométrie. Il ne sera pas malvenu non plus de se plaire à la lecture des poètes et des orateurs, puisque ces derniers ont en commun avec le peintre nombre d'ornements. Grâce à l'étendue de leur savoir, les hommes de lettres apporteront une aide précieuse à la conception même de la composition d'une histoire, dont presque tout le mérite revient à l'invention. La description que fait Lucien du tableau "La Calomnie" qu'il attribue au peintre Apelle, mérite l'éloge à la seule lecture. Je crois qu'en faire ici le récit détaillé illustrera mon désir d'avertir les peintres de veiller à forger de si belles inventions. [Il y avait un homme pourvu de très grandes oreilles, entouré de deux femmes, Ignorance et Suspicion, et venant d'un autre côté Calomnie en personne, sous l'espèce d'une ravissante jeune femme, mais dont le visage annonçait une fourberie extrême; de la main gauche elle tient une torche allumée et de l'autre, elle traîne par les cheveux un adolescent qui tend les ras vers le ciel. Un homme la conduit, rongé par la laideur, hideux, effroyable, qu'on comparerait avec justesse aux soldats épuisés par un trop long combat. On a raison de dire qu'il s'agit de Dépit. Calomnie a deux autres compagnes occupées à parer leur maîtresse, Embûche et Tromperie; derrière, vêtue d'une robe noire en haillons et se lacérant la poitrine, marche Repentance, que suit de fort près Vérité, au maintien prude et modeste.] Si une histoire simplement racontée captive ainsi les esprits, imagine quel charme puissant et quelle grâce émanaient du tableau peint par ce maître incomparable!"

Botticelli a peint une Calomnie d'Apelle (~1495) où, conformément au propos de Lucien, c'est le peintre Apelle lui-même qui est calomnié, accusé de conspiration et menacé de mort. Mais tel n'est pas le propos d'Alberti qui s'intéresse ici à la rhétorique de la peinture et au discours du peintre d'un point de vue général et théorique.    

 

 

Leon Battista Alberti (1404-1472) - humaniste polymathe

Alberti théorise une narratologie de la peinture en suggérant une forte parenté structurelle entre  éléments de peinture et linguistique: il y a un alphabet, une grammaire, une composition et un style en peinture comme dans la poésie et dans les discours des maîtres de l'Antiquité. Chaque modification de l'alphabet, le moindre souci du détail, influencent le style et le propos du peintre. Pour Alberti, un tableau est comparable à un texte, à un discours, à une histoire; il s'articule comme une pensée.    

Cette pensée sera d'abord inventive, comme le souhaitait Cicéron dans le De oratore: "Et puisqu'il y a trois parties dans l'invention rhétorique: le génie, la méthode, que nous pourrions peut-être nous permettre d'appeler art, et l'application, pour ma part, je ne suis pas en mesure de refuser la première place à l'intelligence."

Alberti insiste pour que l'art de la Renaissance, celui qu'il voit se déployer sous ses yeux, s'inscrive pleinement dans cet héritage: "Et ils seront d'un grand secours ces lettrés qui fournissent à foison des connaissances sur quantité de choses pour bien organiser la composition de l'histoire représentée dont l'invention fait le principal mérite. De fait, l'invention a une telle force qu'elle plaît à elle-seule sans la peinture". 

Alberti sait que tout héritage est une dette. Toute époque imbue de sa pseudo-modernité est dans l'incapacité de vivre une Renaissance, car la Renaissance est d'abord une rencontre avec un héritage.

L'invention devra s'appuyer sur l'émotion: c'est la mise en mouvement de l'âme qui lui donne envie de connaître. L'émotion a besoin de la beauté qui est convenance, harmonie et adéquation.

"La notion de convenance a presque autant d'importance dans le De pictura que dans l'Art poétique d'Horace" (Anne Dupuis-Raffarin; Alberti ou le double discours d'un humaniste sur l'Art)

La convenance, de même que la technique géométrique de la construction de la perspective, servent le besoin de vraisemblance: le peintre est à la recherche d'un discours vrai. Il ne doit plus se contenter d'illustrer, d'orner ou de décorer, mais il doit participer à l'émergence de la vérité et à sa transmission.

Jusqu'ici, beauté, émotion et vérité étaient des plaisirs de l'Esprit réservés à la poésie et à la rhétorique. Alberti est un novateur essentiel dans la sphère de l'humanisme car il fait rentrer véritablement la peinture dans le champs des arts libéraux.

Alberti propose à l'artiste d'offrir du plaisir et de l'émotion à l'Esprit en lui donnant à contempler son inventivité à travers son art et ses techniques. La démarche théorique et rhétorique du "De pictura" consacre la naissance d'un nouveau regard en peinture, moment décisif s'il en est, de l'histoire de l'art.  

Tag(s) : #Peinture, #Littérature, #Philosophie
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